Retour du temps lent©

Quand on demandait à Picasso pourquoi un dessin exécuté en quelques minutes coûtait si cher, il répondait qu’il avait mis une vie plus quelques minutes à le réaliser. Il avait compris que la valeur du temps imaginaire est supérieure à celle du temps chronométrique.

 

Chronomètre et horloge intérieure.

 

Google affiche en 0,20 secondes les informations.

Mac Do délivre un repas en cinq minutes.

Vente-privée.com ne propose que des ventes événementielles à durée limitée.

Amazon livre le soir même. Darty installe le dimanche.

H&M crée des nouveaux produits toutes les semaines.

Hermès met 18 mois pour livrer un sac Kelly.

Ferrari fait attendre ses clients 24 mois pour la livraison d’une voiture.

On ne supporte plus d’attendre 10 minutes à un guichet de La Poste ou de la SNCF.

Le temps est-il devenu une succession d’incohérences?

 

La technologie a partout réduit la durée de fabrication, parfois jusqu’au millionième de seconde comme dans le trading à haute fréquence. Hier le temps était une contrainte de production industrielle ou manuelle, il mesurait un délai de fabrication, départageait des entreprises concurrentes comme le chronomètre les athlètes. Aujourd’hui, au-delà de la dimension chronométrique, le temps fait partie de l’imaginaire qui entoure un produit ou un service. Ainsi faut-il une semaine pour fabriquer un sac Kelly, de la coupe jusqu’à la vérification par le contrôle qualité, mais un an et demi pour qu’il soit livré en raison de la demande mondiale. Ce délai augmente d’autant l’attachement à la marque Hermès pour sa singularité. Et participe à la valeur financière du produit.

Le phénomène vaut autant pour les produits à élaboration lente (vin, fromage, artisanat etc.) que rapide : la livraison express coûte plus cher que la livraison à vitesse normale, moins pour des raisons objectives que pour le bénéfice perçu.

 

Vue sous l’angle des marques, la nature du temps est double : d’un côté, le chronomètre pour produire, de l’autre l’horloge intérieure des individus. Les marques les plus en affinité avec l’espèce humaine ont compris l’avantage qu’elles pouvaient retirer de cette dualité. Elles façonnent le temps subjectif individuel afin d’augmenter le désir pour le produit. Le temps est devenu une marque. Une perception plus qu’une réalité.

 

 

Le temps subjectif

 

Même si tous les clients de Darty ne commandent pas par téléphone un lave-linge à 3 heures du matin et ne se font pas livrer le dimanche à 15 heures, ils savent que c’est possible. L’objet qu’ils achètent en magasin ou sur internet puise une partie de sa valeur dans ce monde du possible. Le contrat de confiance entre la marque Darty et ses clients se nourrit de ce temps virtuellement disponible, pure hypothèse de liberté qui est statistiquement peu mise en œuvre.

De son côté, La Poste dépense beaucoup d’énergie pour diminuer les files d’attente, mais faire la queue au guichet n’est ni valorisé (prix fixe) ni valorisant (impression de perte de temps). Alors que Disney a intégré le temps d’attente dans son industrie. On rentre chez soi épuisé mais le divertissement ininterrompu noie l’insatisfaction. L’absence de temps mort conduit à l’oubli de soi et inconsciemment de sa propre mort : c’est cela, la “magie” de Disney, nous faire oublier le temps perdu. Mickey, comme d’autres marques, escamote le temps en soi et vend du temps pour soi.

 

Temps de cuisson

 

Entre un gigot longuement mijoté et un gigot de sept heures, lequel coûte plus cher pour le client et rapporte plus de marge au restaurateur? Le gigot de sept heures valorise un temps hors des standards, hors de l’attendu. Ce n’est pas la durée objective qui vaut quelque chose, c’est sa valorisation par l’émotion qu’elle est capable de générer : la surprise. Ce que le gigot cuit au micro-ondes ne réussit pas à faire.

 

Sur Vente-privée.com, les articles les plus désirés s’arrachent en un quart d’heure, mais leur livraison prend plusieurs semaines sans générer d’insatisfaction particulière chez les clients. La marque met en valeur l’annonce et l’ouverture de la vente, et non le délai de livraison. Amazon fonctionne sur le modèle inverse en théâtralisant le raccourcissement du délai entre l’achat et la livraison : “under promise and over deliver”. Là encore, la valeur du temps repose sur l’émotion promise : la surprise.

 

Chaque marque choisit le temps qu’elle veut scénariser, en prenant soin de masquer le coût de fabrication de ce temps subjectif désiré : combien d’énergie Google consomme-t-il pour délivrer ses informations en moins d’une seconde? Quelle est la trace carbone du livre que dépose Amazon dans ma boîte aux lettres? Quel est le coefficient d’utilisation des matières précieuses chez Hermès, Chanel, Vuitton …? Les défis d’innovation pour les marques faisant commerce du temps, rapide ou lent, sont immenses.

 

Le temps du désir

 

Le temps, le seul qui existe vraiment, c’est celui que fabrique notre conscience. Ce temps est relié à notre désir. Les marques les plus habiles ont bien compris qu’elles pouvaient “designer” nos désirs en jouant avec les représentations du temps. Si, pour un aspirateur Dyson à prix égal on est prêt à attendre plusieurs semaines le colis de vente-privée.com, on est beaucoup moins patient quand La Redoute ne tient pas sa promesse de le livrer en 24 heures chrono. A quoi tient ce paradoxe? A une rupture de contrat: ce n’est pas la promesse du service au client qui est bafouée mais la non-satisfaction du désir promis. Si Hermès, tout en respectant la qualité de ses produits, se mettait à fabriquer au rythme de Vuitton dont la rotation des produits est beaucoup plus rapide, la valeur de sa marque fléchirait, et vice-versa! Le temps du désir est construit de toutes pièces par la marque. Il forme une pure représentation à laquelle on décide d’adhérer ou non.

 

Le danger de ce temps marketé est évident : ne plus être capable de jouir du fruit et lui préférer une représentation abstraite. Aimer la vitesse (fast food, fast fashion), la lenteur (slow food, slow cities) ou le temps moyen (fabrication et livraison à vitesse normale) pour les histoires qui entourent ces rythmes plus que pour le bénéfice des objets eux-mêmes. Avec le risque ultime d’avoir épuisé le désir pour l’avoir trop stimulé.