Transparence des marques ? Voeu pieux?
Au milieu des années 1980 Gorbatchev comprit qu’il n’aurait pas les moyens financiers de maintenir son empire qui absorbait tant de ressources pour l’entretien des armées, tandis que les magasins étaient vides et que le peuple russe vivait dans une pauvreté de plus en plus insupportable. Reagan accrut en outre le désarroi du numéro 1 soviétique en lançant un programme digne de Georges Lukas, l’Initiative de Défense Stratégique, dite Guerre des Étoiles, qui marqua l’ultime étape dans l’escalade à l’armement entre les deux grands blocs. Gorbatchev eut alors l’idée de la glasnost, la ” transparence “, notion devenue par la suite une mode et un tic de langage dans la bouche de tous les grands autocrates, entre autres les politiques et les managers petits ou grands. La reconstruction politique et économique (” perestroïka “) auquel le Président Russe s’attela devait donc passer par le dévoilement des rouages bloqués et des systèmes de prévarication bien organisés. Grâce à une lumière salvatrice, la glasnost était censée modifier les comportements et enclencher un processus de réforme de l’intérieur. On sait ce qu’il advint : l’empire soviétique s’effondra, abattu par l’onde de choc issue de la chute du Mur de Berlin en 1989. Et laissa la place à un système maffieux fondée sur la violence et l’accaparement des entreprises nationales par des chefs de gang. Circulez, il y avait trop à voir… En guise de transparence on eut droit à un incendie qui n’est pas terminé vingt cinq ans plus tard. Pour que cette fuite en avant ait eu quelque chance d’aboutir, il aurait fallu que règne la valeur dont Rousseau avait dit deux siècles plus tôt qu’elle était la condition essentielle d’une démocratie : la vertu, c’est-à-dire la suprématie de l’intérêt collectif sur l’intérêt de chacun. Autant rêver…
L’origine historique de cette notion de transparence éclaire sa totale ambiguïté : à quoi et à qui sert une maison de verre ? Que se passe-t-il quand on voit tout ? Est-il même possible de tout voir ? Qui a intérêt à tout voir ? Le caché et l’occulte doivent-ils être bannis ? Toute question finalement indécidable en droit, car il n’est de transparence qu’en situation. Si on ne veut pas tomber dans une nouvelle idéologie, il faut se demander dans quelles circonstances une transparence est possible et souhaitable, quelle part occulte elle va supplanter, et quels contenus peuvent devenir transparents.
Au-delà de ces questions l’interrogation plus essentielle, me semble-t-il, concerne le succès de cette notion qui touche aujourd’hui les entreprises et même les marques. Pourquoi autant de bruit autour de la transparence ?
J’y vois surtout la résurgence d’un mythe fondateur, celui de la connaissance absolue. Mythe biblique (Adam a les yeux qui s’ouvrent lorsqu’il goûte au fruit défendu, privilège réservé à Yahvé), mythe gréco-latin (Oedipe qui ne sait d’abord pas qu’il tue son père et épouse sa mère, les mortels qui ne distinguent pas les dieux alors qu’ils s’incarnent régulièrement et se glissent parmi les hommes, le mythe platonicien du soldat laissé pour mort sur un champ de bataille et dont l’âme voit le mécanisme de réincarnation avant de réintégrer le corps du militaire), grandes fictions antiques (Eschyle met en scène les dieux dans ses tragédies et Aristophane les ridiculise comme de vulgaires débauchés)… René Girard a beaucoup écrit sur cette fonction du caché et du mystère dans la constitution des sociétés humaines archaïques. L’occulte, part mystérieuse du monde dans lequel nous vivons, fait partie des éléments qui soudent les groupes. Il se déplace et se reconstitue constamment, sous l’effet de son contraire, la lumière. C’est ce qui est en train de se produire sous nos yeux aveugles : pourquoi une telle actualité du caché et du désir de lumière ? Et surtout, qu’est ce que nous nommons ” caché ” et ” transparent ” ? Louis XVI interdit la parution du premier tome de l’Encyclopédie parce qu’elle jetait la lumière sur des sujets que seul le Roi était censé avoir le droit de connaître, et que bien évidemment il ne connaissait pas mieux que ses sujets : que savait-il plus de Dieu, lui, Roi des Français ?
Sans doute les technologies de l’information et de la communication (télé-réalité, talk shows, off, making of, internet, intranet, blogs, réseaux sociaux, émission de web-réalité, caméra cachée, vidéo sur le smartphone…) donnent-elles l’illusion de pouvoir dire et montrer ce qui autrefois était caché. Comme si la lumière descendait du ciel et n’était jamais l’œuvre d’une main qui la guide, et que transparence signifiait vérité immanente. TWITTER a profité à plein de ce fantasme de vouloir tout voir et savoir lors du procès de DSK au tribunal de Manhattan : images interdites mais wifi et usage des téléphones permis. Il y eut ainsi autant d’auditions de l’ancien Président du FMI qu’il y avait de rédacteurs munis d’un téléphone et sachant twitter. On y était, on s’y croyait, c’était du live, et on en oubliait la subjectivité des rédacteurs et la contrainte des 140 caractères du twit. Idem pour n’importe quel blog dont le style semblable à celui d’une conversation, en apparence donc plus ” vrai “, en ferait presque oublier la position et la subjectivité du rédacteur. Certains pilotes ont tout de suite indiqué sur des blogs de professionnels de l’aviation, après le crash du vol Rio-Paris, que les sondes Pitot étaient réputées peu fiables. Ce que vient de confirmer le rapport d’enquête officielle. Gageons qu’il est plus difficile de mentir aujourd’hui qu’avant l’apparition d’internet, vu le nombre incroyable de passionnés de la vérité qui traînent sur la Toile. Les agents de la transparence sont en effet bien plus nombreux que par le passé.
La question essentielle devrait consister à se demander qui produit la transparence, qui montre quoi, et conséquemment qui ne montre pas quoi. Prenons un exemple dans l’univers des marques, ces magnifiques simulacres inventés de toutes pièces par les entreprises et leurs complices pour nous faire prendre le vraisemblable pour le vrai. EDWIN, marque japonaise de jeans fondée en 1969, a lancé fin 2011 une vidéo baptisée ” Japan “. On y voit des quartiers de Tokyo, une partie de la manufacture EDWIN, du personnel, des méthodes de travail, quelques gestes, des mains en gros plan, des visages taciturnes, des machines, des hommes en pleine activité. Influencia lui a consacré le 23/01/2012 un article au titre révélateur : ” Edwin, une marque vraiment transparente… “. La marque s’effacerait pour laisser entrevoir l’entreprise, et se faire ainsi aimer davantage de ses fans. L’article, consciemment ou non, pointe tous les artifices esthétiques de cette publicité qui se cache derrière une soi-disante transparence : ” jolie vidéo “, ” pureté des images “, ” ralenti “, ” bande-son de qualité “. En d’autres termes, la marque transparente se met en scène. Ni plus ni moins que ne le fit Ridley Scott pour APPLE mais avec une autre écriture cinématographique, ou Zola lorsqu’il montrait aux bourgeois et aux lettrés la mine (Germinal) ou les dessous d’un grand magasin (Au Bonheur des Dames). La transparence est une esthétique avant d’être ce qu’on voudrait qu’elle soit, une éthique.
Autre exemple : les stratégies de ” marque-employeur “, ou comment recruter en pleine guerre des talents les meilleurs quand on n’est pas soi-même l’entreprise la plus réputée. Comment, quand on s’appelle DANONE, ne pas laisser filer chez L’OREAL les meilleurs étudiants en marketing ? En ouvrant le plus possible la ” boîte ” et en organisant des speed-meeting avec des managers opérationnels chargés de parler vrai ! Ne mettons pas en doute les intentions, questionnons plutôt l’implicite qui pousse les marques à se doter d’un nouveau discours de marque-employeur : plus on se montre tel qu’on est vraiment, plus on attirerait ? Si la désoccultation peut en effet éviter certaines déconvenues tant du côté des candidats que de l’employeur, initiative sans aucun doute moins coûteuse qu’une démission ou une démotivation, on doit sincèrement s’interroger sur la véracité de cette part qui est montrée et qui est censée représenter la totalité. En définitive, le blog des salariés de Microsoft montre quoi ? L’entreprise Microsoft ? Plutôt rien d’autre que les représentations de ceux qui y écrivent ! C’est-à-dire des fictions. Et comme nous ne pouvons pas nous passer de fictions pour vivre (si quelqu’un écrivait toutes les histoires que chacun d’entre nous nous nous racontons dans nos têtes…), la transparence n’est peut-être qu’une nouvelle mythologie paradoxale : une fiction qui se fait passer pour du réel. Dès lors, il n’est pas étonnant que les marques, dont la mission est de toujours manifester une image renvoyant à un réel absent (Mr Propre avec sa boucle d’oreille sort d’un conte de fées pour femmes adultes), s’intéressent au plus haut point à cet nouvel artifice nommé transparence. EDWIN fait son storytelling avec du transparent, comme VOLKSWAGEN fait le sien avec ” think small ” et son langage ” vrai ” dans un univers de sur-promesses rutilantes et bien carrossées. Cet artifice rappelle le pacte autobiographique des Confessions de Jean-Jacques Rousseau et les Mémoires d’Outre-tombe de Chateaubriand : de parfaites mises en scène de soi, terriblement excitantes pour le lecteur qui va enfin ” savoir “, ” découvrir ” l’homme derrière l’écrivain, et en oublier au passage le tiers sans lequel ces livres n’existeraient pas : le narrateur, ce ” je ” qui se confond avec l’auteur et le personnage, et qui n’est pourtant ni l’un ni l’autre, mais un pur masque de théâtre auquel le lecteur accorde sa confiance pour mieux se laisser emballer.
Terminons par le consommateur, le client, l’internaute, le chaland, le shopper, le fan etc. Il sait tout, découvre les pots-aux-roses, débusque les blogs mensongers des marques qui se cachent derrière un pseudonyme, buzze et twitte dès qu’une info ” chaude ” apparaît, rédige ses expériences réussies et malheureuses au volant d’une RENAULT… Bien naturellement il participe lui aussi à l’illusion comique de la transparence : un système fonctionne toujours à plusieurs… À bon chat bon rat, et vice versa ! Le besoin de savoir du consommateur influence les marques qui à leur tout satisfont ce besoin de savoir qui etc. Pour sortir de ce ” rouet ” infernal ainsi que le qualifiait Montaigne, il faudrait que le besoin d’enchantement disparaisse. Ce qui mettrait un terme à toutes les productions symboliques de l’humanité depuis que celle-ci existe. Autant dire jamais. Et fort heureusement ! ” Nous avons besoin de l’art pour ne pas mourir de vérité “, écrivait Nietzsche. Ce qui n’empêche pas de devenir toujours plus conscient : le goût du simulacre n’en est que meilleur. En somme, notre besoin de transparence nous renseigne un peu plus sur nous-mêmes : plus on s’y intéresse moins on voit clair… sur nous-mêmes.