L’engagement doit-il faire du bruit?
Les engagements silencieux. Longtemps s’engager a signifié un don de soi spectaculaire. C’est Zola qui s’engage dans l’affaire Dreyfus en publiant J’Accuse; c’est Malraux qui s’engage dans la guerre d’Espagne; c’est Sartre qui s’engage aux côtés des ouvriers de Renault, c’est Bourdieu qui défile avec SUD, c’est Mère Teresa qui utilise sa célébrité pour faire entendre son combat contre la pauvreté, ce sont les Résistants qui prennent le maquis pour s’opposer à l’ennemi. S’engager, c’était engager sa vie pour une cause, faire parfois don de soi, agir avec continuité y compris envers et contre tous. Comme si jusqu’au dernier jour de sa vie il fallait tenir la promesse qu’on s’était faite et qu’on prenait devant des tiers, comme la figure mythique du militant communiste.
Autant d’exemples qui posent la question de l’actualité de l’engagement : peut-on encore s’engager ? Faut-il une guerre, un enjeu de vie et de mort, une idéologie dominante pour que des individus engagent leur vie au nom d’une idée? La réponse n’est sans doute pas la même selon que l’on vive rive Gauche, dans une banlieue de Toulouse ou au milieu d’une tribu au Pakistan. Concentrons-nous sur notre environnement proche, pour mieux comprendre ce qui nous manque ou plutôt ce qui nous différencie d’autres régions du monde où des individus sont prêts à descendre dans la rue pour résister, et dire simplement non ! à un régime, à un monarque ou à un système social.
A première vue, tout semble montrer que le don de soi n’existe plus dans les pays où le confort a élu domicile. Comme si les idées ne parvenaient plus à influençer les individus, comme si plus rien ne valait qu’on mette sa vie en danger. Nous assistons plutôt à des succédanés d’engagement, pâles palinodies que les plus anciens d’entre nous ne peuvent que déplorer. Ainsi les marques cherchent-elles à engager leurs consommateurs sur leur page facebook… Mais les 2.000.000 de like sur la page Facebook de La Redoute empêcheront-ils la débâcle de l’entreprise ? Ainsi les candidats aux élections prennent-ils des engagements qui ressemblent plus à des promesses sans lendemain qu’à des propos suivis d’effets. Qui cela trompe-t-il encore ?? Les preuves ne sont jamais à la mesure des déclarations. On le sait mais on a besoin d’y croire pour espérer des lendemains meilleurs : nous vivons avec ce paradoxe chevillé au corps.
Serait-ce pusillanimité, imbécilité, manipulation ? Voire… Ce qui a changé depuis Zola c’est la complexité du monde. Un écrivain qui s’engageait en publiant un pamphlet pouvait susciter une onde de choc considérable. Par comparaison l’opuscule de Stéphane Hessel Indignez-vous ! a fait couler beaucoup d’encre lors de sa parution en 2010, a été traduit dans de nombreuses langues et s’est vendu à des millions d’exemplaires dans le monde. Pour répondre aux critiques qui lui étaient faites, notamment de jouer avec les émotions au lieu de penser avec raison, ce dernier publia une suite, au titre prometteur “Engagez-vous !”. L’ouvrage ne connut aucun retentissement. Comme si la parole ne pouvait plus être suivie d’acte, comme si l’émotion avait pris le pas sur les convictions qui poussent à agir, comme si l’instant présent avait définitvement pris le dessus sur toute éthique de responsabilité à long terme. On s’indigne… et après? Rien ! Succès de librairie et fiasco au moment du passage à l’acte. C’est sans que le monde est devenu trop complexe pour qu’un homme puisse essayer d’en modifier le cours à lui seul. Pour autant serions-nous désengagés de nos vies?
Je vois plutôt d’autres types d’engagements à l’oeuvre, moins scéniques et plus humbles, moins théâtraux et plus ordinaires. Les héros ne font plus recette, les sans-nom ont pris le relai. Qui sont-ils? Je pense à tous ceux qui sont engagés dans leur association, dans des regroupements de riverains, dans des communautés diverses et variées. Leur vie est rythmée par des actes mineurs mais constants, comme s’ils fuyaient par dessus tout les quarts d’heure de célébrité, n’en déplaise à Warhol, et préféraient l’anonymat comme antidote contre la surmédiatisation, la socialisation numérique et les amis virtuels. Rien d’héroïque dans ces micro-engagements du soir et du week end, mais plutôt un sens retrouvé dans des activités à dimension humaine, à l’échelle de soi, où le résulat est enfin visible, par opposition avec la perte de finalité qui affectent la plupart des individus dans leur travail.
C’est peut-être le sens de ces engagements silencieux : retrouver des moments de responsabilité à soi, pour se rappeler qu’on peut agir sur son monde proche à défaut de transformer le monde entier comme les générations antérieures en rêvaient.