Humains – pour combien de temps encore ?
Entre les visionnaires pro-Google, les humanistes défenseurs de l’Esprit et les croyants qui s’en remettent à un Dieu créateur, l’humain est chahuté, contesté, mis en question dans sa définition même. Ce qui semblait être un acquis stable est devenu labile : nous ne savons plus qui nous serons demain.
L’être-pour-la-mort tel qu’Heidegger le nommait est en cours de mutation : en prédisant la mort de la mort (Laurent Alexandre) c’est l’humain lui-même qui est en train de mourir, du moins l’idée commune de ce qu’est un humain et que nous partageons depuis l’apparition de l’espèce. Cette rupture dans l’héritage historique de notre humanité nous fait perdre la tête, crée des oppositions fondamentales, soulève les espoirs et les plus grandes peurs. Qu’est-ce qu’être encore humain dans cette rupture annoncée de la chaîne de l’espèce ? Personne ne peut répondre à cette question en dehors de spéculations technologiques ou spirituelles. Personne ne peut répondre car tout va trop vite. Notre conscience a à peine eu le temps de se faire aux être hybrides (Dolly, la première brebis clonée issue d’une manipulation génétique, est née en 1997) que moins de vingt ans plus tard on parle d’un homme immortel. Jusqu’à présent l’humain mutait tranquillement, mêlant à sa chair toujours un peu plus de prothèses, de titane, de céramique, d’exo-greffes. La vitesse s’est emparée de ce bastion, au point que les scientifiques eux-mêmes peuvent s’affoler devant leur pouvoir de créer du vivant ex nihilo. La première crise de l’humain, c’est sa capacité à digérer rapidement le flux ininterrompu d’innovations scientifiques. Est en cause notre conscience qui a toujours eu besoin de temps pour prendre la mesure des choses. Le Comité Consultatif National d’Ethique doit penser et recommander en temps réel. Fini le temps où la chouette de Minerve prenait son envol le soir pour penser les événements de la journée pendant que les forces du progrès se reposaient. Tout doit se faire simultanément, sous peine de ne pas penser les manipulations qui ne peuvent dans ce cas que devenir des menaces.
La seconde crise est celle de la catégorisation. Je m’explique : nous pensons implicitement à partir des catégories aristotéliciennes, nous rangeons les objets, les sujets, les événements, les lieux, les temps dans des boîtes conceptuelles. Borges nous avait déjà fait tourner la tête en évoquant une certaine encyclopédie chinoise où la classification des animaux était des plus loufoques[1], histoire de nous rappeler que la catégorisation n’est qu’une convention, combien même elle permettrait d’exister socialement les uns à côté des autres dans nos ressemblances et nos différences. Dans quelle catégorie faut-il ranger cet humain métamorphosé, cet existant innommable au sens précédent de “l’humain”. Si l’humain en cours de fabrication pourra télécharger de la conscience et la mettre à jour, de qui, de quoi s’agira-t-il ? Comment “le” nommer ? La crise de la dénomination sera une dérobade du sujet à nommer, et non pas un simple problème de vocabulaire. Quand on ne peut plus nommer, c’est que le sens n’est pas saisi. Il va nous falloir nous habituer à l’étrangeté de notre altérité. ” Je est un autre “, écrivait Rimbaud. C’est notre nouvelle situation identitaire, et non plus celle que l’artiste-créateur s’attribuait.
Dernière crise notable : il n’y a plus de borne pour délimiter cet humain. Hier l’animal, la chose, les éléments, Dieu permettaient à l’humain de se définir en posant ses propres frontières. L’humain était un non-animal, un non-Dieu, une non-chose etc. Puis la machine est apparue, avec la tentation de mélanger homme et machine (Frankenstein). Jusqu’à ce que les romanciers de SF se chargent définitivement d’hybrider la créature humaine avant que la médecine ne le fasse réellement. Sans contraire, sans négatif, sans antonyme l’humain est entré dans une catégorie logique impossible, celle du ni ni. Ni Dieu ni homme, ni humain ni machine, ni ordinateur ni créature, qu’est-ce donc que ce nouvel humain en train d’apparaître sous nos yeux ? Ni qui ni quoi ? Donc qui est-il, lui qui ne peut plus se définir par ce qu’il n’est pas ? L’hybride est un défi logique, comme si succédaient au masculin et au féminin l’ère du neutre, celle d’une nouvelle famille où se trouvent dialectisés le vivant et le non-vivant, l’humain et le non-humain. Entre chien et loup hier, l’humain est aujourd’hui autre. Alors qu’il se définissait par une somme de différences, il faut à présent s’habituer à ce que l’humain soit comme les objets que son talent lui a fait produire, tel le smartphone qui a autant de définitions que le nombre des applications téléchargeables (plusieurs millions).
Ce qui permet de déboucher sur une certitude : les frontières du nouvel humain étant infinies, sa singularité est garantie, comme les empreintes digitales l’ont toujours été. Le nouvel hybride en cours de création n’effacera pas la spécificité. Chacun composera son propre cocktail identitaire. Il faudra donc des valeurs, une éthique, un libre-arbitre, un choix pour fabriquer son propre échantillonnage. A moins que l’algorithme de Google ne se charge de tirer au sort nos datas identitaires…
[1] Citée par Michel Foucault, Les Mots et des choses, Préface, Gallimard (1966).