La fragilité de l’influenceur
Après l’ère des gros sabots et de la hammer communication voici venu le temps des pointes et des entrechats. Comme si l’esprit de finesse cher à Pascal succédait à l’esprit de géométrie… Sauf que l’influence est un art, voire une ruse d’où elle puise sa mauvaise réputation. La soumission librement consentie, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Joulé et Beauvois, a beau fourmiller d’exemples d’engagements comportementaux réussis, l’influence sur le comportement des foules ressemble toujours au charme du vin rosé par un soir d’été ou aux bulles d’un champagne dégusté en galante compagnie : ils se boivent comme du petit lait pour mieux faire oublier leur titre d’alcool et ont le chic de vous amener traitreusement vers une bonne migraine. Au moins la vodka, toute géométrique qu’elle soit, ne trompe personne : elle est cash tandis que l’influence est dissimulée.
Inutile de revenir sur les sirènes d’Ulysse, les beaux discours de sophistes, les stratégies de Sun Tzu, les promesses de Don Juan ou de Pinkerton, la séduction mielleuse de Lulu, la danse de Salomé, les ruses du Prince machiavélien, l’influence ne date pas des médias ni du plein pouvoir des marques. Nous sommes fascinés par cette manipulation secrète parce qu’il s’agit d’un art et non pas d’une simple recette de cuisine relationnelle. L’influenceur a ce talent de parvenir à ses fins par une violence douce, une contrainte gantée de velours, une injonction sentimentale. Et l’influencé soit ne se rend pas compte que sa conscience a été fascinée, chloroformée, soit tire son chapeau au maître qui l’a amené avec talent à désirer ce dont il ne voulait pas. Bravo l’artiste, tu m’as bien eu !
On comprend aisément que le marketing et la communication revendiquent aujourd’hui les stratégies d’influence après les coups de marteau qui ont fini par lasser les plus gogos. C’est le nouveau mot d’ordre, la nouvelle idéologie : il n’y a plus de relais d’opinion ni de prescripteurs mais des influençeurs, ni de two step communication mais un grand bain où chacun devient autant éditeur que récepteur, moins de gourous patentés que de petits héros du personal branding, moins d’argumentation qu’une auto-dérision virale.
Faut-il un “cas” ? Prenons celui de la marque de bière Dos Equis dont la publicité met en avant les exploits loufoques de The Most Interesting Man in the World plutôt qu’une canette de bière, avec pour chute un conseil façon Chuck Norris : “Stay thirsty, my friends”. L’engouement sur internet a été massif, au point que la marque Vitamin Water a essayé de récupérer le phénomène en inventant l’Homme le plus Ridicule au Monde. Auto-dérision, absurde, parodie, l’influence reprend les habits de la persuasion pascalienne, sauf que cette dernière était vouée à d’autres causes. Ici et maintenant, que ne ferait-on pas pour prendre des parts de marché à Heineken !
Ce monde de l’indirect, de l’effet de billard, du détournement, de l’inversion des codes, de l’humour noir, de l’émotion communicative est le nouveau théâtre de l’influence. Les marques ont pris de court les hommes politiques qui passaient pour les maîtres influenceurs mais qui n’ont pas compris à temps que le rire était devenu un besoin d’époque. L’Ice Bucket Challenge, tout débile que soit ce pari de se renverser un seau d’eau glacé sur la tête puis d’inviter une célébrité à faire de même, a permis de lever 100 millions $ en 2014 au profit de la sclérose latérale amyotrophique contre 3 millions $ en 2013. Les chiffres parlent d’eux-mêmes, ou plutôt ne font que confirmer que le buzz n’est qu’une vaste entreprise d’influence à l’échelle mondiale. Une fois le phénomène éventé, il faut trouver une autre stratégie influente pour l’année suivante ou voir les chiffres de la collecte s’effondrer complètement. C’est là que se trouve la spécificité de l’influence : elle n’est pas reproductible à l’identique, elle est un art de l’unique dont le rendement décuple lorsque le fin mot de l’histoire arrive. Sa création de valeur est à la hauteur de sa fragilité, ce qui lui vaut l’intérêt de tous les affairistes en quête d’un coup fumant si possible pas trop coûteux et la défiance de tous les esprits carrés qui ne jurent que par les business modèles robustes.
La réalité est un mélange des deux attitudes opposées : nous désirons l’influence parce qu’elle nous fait rêver de victoires par surprise en même temps que sa non-reproductibilité nous fait peur. Le mot d’ordre que nous envoie l’influence est un pied de nez : “Stay creative, my friends”.