La mauvaise santé, c’est fini, vraiment ?

La santé, que par rituel on se souhaitait bonne chaque premier de l’an, qu’on soignait avec hypocondrie par peur de la mort, ou qu’on ignorait en brûlant sa vie par les deux bouts, cette santé qui se nourrissait de notre inconscience quand nous étions bien portants et qui engendrait la conscience malheureuse dès que nous tombions malades devient une question fonctionnelle qui fait bouger l’opposition millénaire entre bonne et mauvaise santé. Demain la santé sera une santé durablement bonne, par nécessité médicale, technique, mathématique. C’est ce qui nous obligera à faire évoluer la conscience de soi et notre éthique commune, non sans mal.

 

La santé est déjà une suite de décisions au milieu d’une jungle de solutions médicales, technologiques, relationnelles, parallèles et imaginaires. Avec la santé génomique, algorithmée à la façon de Google, la nécessité de la bonne santé va progresser, avec le risque de produire une société normative. Si mon smartphone monitore ma santé à chaque seconde, si ces informations connectées renseignent en permanence mon dossier médical personnalisé, la santé de chacun pourrait intéresser au plus haut point les autorités de santé, les assureurs, les employeurs ou les simples particuliers avec qui je suis quotidiennement en relation, par exemple des partenaires amoureux. Vers un monde sécuritaire de plus ? Il restera toujours la possibilité de se déconnecter, dernier acte de liberté, comme le suicide l’est depuis l’Antiquité pour décider en conscience de sa propre vie. Pour beaucoup de raisons, il vaut peut-être mieux que notre santé reste ce qu’elle est encore, à savoir peu prédictible, ce qui déplaira aux hypocondriaques mais rassurera les anti-idéologues.

 

Pour penser cette santé en construction une nouvelle épistémê est à inventer. La crise du système de santé n’est pas qu’économique : est fondamentalement en crise l’idée qu’on se faisait de ce qu’est la santé des personnes. Hier la santé était binaire (on était en bonne ou en mauvaise santé), aujourd’hui elle subit de plein fouet la croissance exponentielle des signes et un foisonnement inattendu d’informations mêlées de promesses et de croyances. Vivre 150 ans et plus, vivre en bonne santé très vieux, rafistolés de biomatériaux mais actifs jusqu’au bout, suivis par des médecins-profs de maths, monitorés par des objets connectés, séquencés et appliquant en toute logique les thérapies de prévention adéquates avant même la naissance… Vivre en bonne santé demain ne sera plus qu’un agencement de solutions technologiques personnalisées jusqu’au centième de millimètre, alors que la santé d’hier était pensée sur le mode du proverbe tout homme bien portant est un malade qui s’ignore. Par principe, si on faisait preuve de sagesse, on devait s’attendre à être surpris par son corps, cet étranger qu’on fréquentait le plus mais qu’on connaissait le moins, alors que demain on pourra de mieux en mieux programmer sa bonne santé. D’où ce vertige et ce sentiment fréquent de ne pas comprendre où tout cela nous conduit ; d’où ces affrontements éthiques, avec d’un côté la tentation du repli sur les valeurs des temps anciens, et de l’autre le désir de tout reconstruire à neuf. En bref, humanisme contre transhumanisme.

 

La première conséquence de cette bonne santé nécessaire sera la transformation de l’incertitude majeure qui régissait notre humanité : la mort comme hasard. La mort que le vizir rencontra à Bagdad et qui le poussa à fuir à Samarcande sans qu’il sache qu’elle l’y attendait déjà, cette mort-là est en train de mourir. Ce n’est pas que nous ne mourrons jamais plus, mais nous devrons apprendre à finir de vivre plutôt qu’à mourir, à vivre âgés plutôt qu’à vieillir, à planifier notre sortie plutôt qu’à nous laisser surprendre. Il nous appartiendra de mettre en œuvre la fable prémonitoire de La Fontaine :

” Je voudrais qu’à cet âge
On sortit de la vie ainsi que d’un banquet,
Remerciant son hôte, et qu’on fît son paquet.”

L’homme en bonne santé de demain sera un décideur. Il affrontera l’angoisse de décider par soi-même en substitution de l’angoisse millénaire d’être emporté trop vite. C’est lui qui se débranchera, l’autre n’aura plus cette responsabilité éthique encadrée aujourd’hui par nos lois qui interdisent autant l’euthanasie que le suicide. Ce décideur surinformé aura besoin d’accompagnement et de relation humaine, beaucoup même.

 

La seconde conséquence de cette nouvelle santé mathématisée concernera notre manière de penser individuellement nos vies : que signifiera naître, vivre et mourir ? Une nouvelle conscience de soi comme être hybride, trafiqué, dénaturé devra nous animer. Simples mortels hier, nous serons demain des vivants complexes, bien éloignés de l’idée selon laquelle il y a une “nature” humaine. Le vivant sera un produit de la culture. Il nous faudra une nouvelle éthique pour vivre avec cette identité personnelle d’un genre nouveau. Non pas que les valeurs des Grecs anciens seront obsolètes, mais il faudra les adapter à des situations neuves et très engageantes : faut-il se faire séquencer et vivre avec probabilités et scénarios dès le plus jeune âge ? Faut-il un droit d’accès à la carte génétique de l’autre ? Faut-il imposer un parcours de soin efficient au nom du coût pour la collectivité ?

 

La troisième conséquence sera donc sociétale. Qui aura accès à cette bonne santé pérenne et qui en sera exclus? Comment partager ces progrès pour que la médecine ne soit pas ce qu’elle est aujourd’hui, une inégalité entre ceux qui comprennent et s’informent et ceux qui n’en ont pas les moyens ? Quelle éthique collective construire avec ses conséquences en termes législatifs et coercitifs, s’agissant pourtant de ce qui fait le fondement de la personne : la liberté de vivre selon soi-même.

 

 

Si nous n’en avons jamais autant su sur notre vivant nous n’en savons pas encore suffisamment pour bâtir un nouvel humanisme. Nous sommes en pleine transition, y compris les tenants du transhumanisme qui sont eux aussi en pleine traversée. Peut-être le passage sera-t-il sans fin et ne débouchera jamais plus sur une stabilité rassurante. La bonne santé sera une constante ligne de fuite, avec une conscience individuelle courant de plus en plus loin derrière.