Orpea change de nom : la face cachée de cette décision hasardeuse
Deux ans après le scandale provoqué par le livre de Victor Castanet, le groupe Orpea veut faire peau neuve en devenant Emeis.
Lourdement endetté, le groupe gérant des Ehpad entend mener une nouvelle étape de sa refondation avec ce changement de nom.
Exit Orpea. Le groupe français gérant d’une chaîne d’établissements d’hébergement pour les personnes âgées, présent dans une vingtaine de pays différents, change de nom et devient Emeis (« nous » en grec). « La marque Orpea était très abîmée, elle était devenue synonyme de scandales, il était important de changer de nom », a déclaré le 20 mars dernier Laurent Guillot, le directeur général de l’entreprise, nommé en mai 2022.
Les révélations du journaliste indépendant Victor Castanet dans son livre Les Fossoyeurs (Fayard) ont durement ébranlé l’entreprise, dont l’action a
perdu plus de 95% de sa valeur depuis janvier 2022 et la parution du livre. Dans son enquête, menée durant trois ans, Victor Castanet mettait aux jours de nombreuses fraudes financières dans la gestion de l’entreprise, ainsi que plusieurs faits de maltraitance à l’encontre des personnes âgées. « Orpea change de nom maintenant, mais depuis les révélations de Victor Castanet, la direction a fait amende honorable et a tout tenté pour redorer son blason », souligne auprès de Factuel Adrien Peltier, consultant et expert des stratégies de communication. « Il était indispensable de tout restructurer avant de changer de nom. L’inverse aurait été contreproductif : il faut d’abord avoir des engagements concrets ».
Mais pour Pierre-Louis Desprez, directeur général de Kaos Consulting et spécialiste marque et innovation, ce changement de nom s’apparente plutôt à une forme de ripolinage. « Ce changement est une fuite en avant : c’est une solution de com’, ce n’est pas une solution stratégique. L’attitude responsable aurait consisté à dire : “On reste ce qu’on est, on a failli, mais on vous garantit qu’on sera désormais à la hauteur et on redresse la tête” », tance-t-il. Et d’ajouter : « Orpea est une entreprise de service humain qui existe depuis 1989, dont le cœur de métier est d’offrir un service de qualité à des personnes en fin de vie. Le sujet, ce n’est pas le changement de nom ; c’est la qualité de l’offre et la qualité du service et en particulier la qualité du soin. Le changement de nom, c’est l’arbre qui cache la forêt. Et la forêt, ce sont tous les clients qui ont été maltraités par le passé. »
Sauvée de la faillite par la Caisse des dépôts
Ce changement de nom s’accompagne néanmoins d’une restructuration financière importante pour l’entreprise, sauvée in extremis de la faillite par la Caisse des dépôts qui, avec un consortium, en a pris le contrôle à hauteur de 50,2% en décembre dernier. Orpea, qui compte 76.000 employés à travers le monde – dont 28.000 rien qu’en France – a vu sa dette de 9 milliards d’euros partiellement épongée à la faveur d’une augmentation de capital de près de 4 milliards d’euros.
Et depuis deux ans, l’entreprise fait tout pour corriger le tir et tenter de faire oublier le scandale causé par les révélations du journaliste Victor Castanet : le taux d’encadrement des résidents a augmenté de 10%, le budget des repas a été revu à la hausse à hauteur de 30% et la politique RH a été totalement révisée, de manière à renouer le dialogue social avec les salariés. Ces derniers ont notamment obtenu un treizième mois, des tickets-restaurants ainsi qu’une amélioration de la mutuelle destinée aux non-cadres. « Les valeurs morales sont importantes pour une entreprise spécialisée dans le soin, ce n’est pas qu’une affaire de business et de marges », rappelle Pierre-Louis Desprez. « L’enjeu pour cette entreprise, c’est de refaire son métier. Elle a trahi la confiance de ses clients, elle doit donc la regagner sans tomber dans les errements du passé. Il y a une attente sociale forte. »
L’affaire est encore loin d’être gagnée pour Orpea/Emeis, qui risque bien de mettre plusieurs années avant de se remettre sur les rails. Le groupe doit ainsi continuer de se désendetter en procédant à des cessions, à hauteur de 500 millions d’euros par an ces trois prochaines années. Le taux d’occupation des lits, estimé à 83% en 2023, reste enfin bien en deçà de son niveau d’avant-crise. « Les perspectives se dégagent légèrement avec ce changement de nom, mais les pertes financières et réputationnelles ont été énormes pour le groupe. L’entreprise ne peut désormais que se relever. Je pense que la prochaine séquence de com’ de leur direction sera de s’exprimer dans les médias afin de mettre en lumière cette nouvelle identité », anticipe Adrien Peltier.
« Se refaire une virginité »
Car tout l’enjeu est là pour la multinationale : « Orpea » renvoie à une marque internationale connue du grand public. Pour « Emeis » et sa nouvelle iconographie, tout reste à bâtir. Notamment la confiance des quelques 267.000 résidents hébergés dans les différents sites du groupe. « Ce qui est certain, c’est que Emeis va souffrir d’un déficit de notoriété pendant quelques années », convient Adrien Peltier. « Mais c’est un groupe
international qui fait partie du CAC 40 et qui reste encore l’un des leader de son marché, il ne va pas s’effondrer d’un coup », avance notre interlocuteur.
De fait, Orpea n’est pas la première entreprise à changer d’identité à la suite d’un scandale de grande ampleur. Après le crash de l’A320 de Germanwings en mars 2015, provoquée par le copilote Andreas Lubitz, la compagnie aérienne allemande change de nom et devient Eurowings. Même stratégie pour Le Crédit lyonnais, empêtré dans l’affaire éponyme dans les années 90 et qui devient LCL en 2005, après avoir échappé de peu à la faillite. « Le changement de nom s’impose quand vous avez un changement radical de stratégie, par exemple PPR (Pinault-Printemps-Redoute, NDLR) devenu Kering, ou parce que le nom a considérablement vieilli, comme France Télécom devenue Orange ou enfin dans le cas d’une fusion, à l’image de Stellantis, issue de la fusion des groupes Groupe PSA et Fiat Chrysler Automobiles », illustre Pierre-Louis Desprez. « Le changement de nom doit être le dernier pilier d’une stratégie », abonde Adrien Peltier. « Le principe du changement de nom, c’est aussi de se refaire une “virginité”. Si vous tapez “Orpea” dans une barre de recherche aujourd’hui, c’est immédiatement associé au scandale des maltraitances. »
Pour Emeis, qui revendique « 300.000 patients et résidents soignés et accompagnés chaque année », tout reste à faire, donc. « La marque, c’est beaucoup plus que le nom, c’est une entité morale, c’est de la confiance qui s’accumule au fil des années. En changeant de nom, une entreprise perd tout le bénéfice de la notoriété. D’un trait de plume, vous effacez tout. Il faut repartir à zéro», résume Pierre-Louis Desprez.
Article publié dans FACTUEL par Victor Lefebvre, 05/04/2024 https://factuel.media/societe/articles/orpea-change-de-nom-deux-ans-apres-le-scandale-les-enjeux-dune-strategie-a-_tco_20642258