Tesla : pourquoi la marque automobile iconique aux États-Unis ne parvient pas encore à séduire en Europe
Tesla, la marque de voitures électriques qui fonctionne très bien aux États-Unis, peine à s’implanter le marché européen. Hormis en Norvège, la mayonnaise ne prend pas.
Pourquoi les véhicules électriques Tesla se vendent mieux aux Etats-Unis qu’en Europe (11700 véhicules vendus aux Etats-Unis contre 7100 en Europe durant la première moitié de l’année)?
Pierre-Louis Desprez : TESLA est confronté à un enjeu de distribution. Quelle que soit la valeur d’innovation de la marque, les constructeurs automobiles doivent tous disposer d’un réseau de distribution pour toucher les consommateurs. Car la voiture n’est pas un produit dématérialisé. Il faut la voir, s’asseoir à l’intérieur, la toucher, la respirer, l’essayer, discuter avec un vendeur, surtout pour les produits très haut de gamme. Sur le marché très concurrentiel de l’automobile la distribution et relation-client sont des facteurs-clés de succès névralgiques. D’autant que les produits TESLA représentent en termes de prix un investissement important. Pour pouvoir choisir entre Mercedes, BMV, Audi, Toyota le consommateur doit avoir non seulement des informations qu’internet lui fournit mais aussi construire son expérience personnelle. Rappelons enfin que Tesla qui a doublé sur le marché américain des acteurs comme Jaguar ou Land Rover reste derrière les grands leaders, tels Toyota ou Honda. Tesla doit continuer d’innover pour améliorer encore sa promesse-client : l’autonomie de la batterie et les infrastructures pour recharger les batteries.
Jean-Pierre Corniou : Les véhicules électriques suivent l’évolution globale du marché. Le marché nord-américain a retrouvé une puissante dynamique, en grande partie nourrie par l’excès de crédit, qui fait que les volumes y sont plus élevés qu’en Europe. Le marché américain est le premier marché au monde pour les voitures électriques avec 345000 voitures vendues entre 2008 et juin 2015, dont 46% pour la seule Californie. Nissan est leader avec 82000 Leaf vendues, suivi de GM avec 79000 Chevrolet Volt et Tesla avec près de 50000 Model S. Le gouvernement fédéral et 37 états subventionnent l’acquisition d’un véhicule électrique..
Au premier juillet 2015, Tesla avait vendu 21550 voitures dans le monde, dont 11900 aux Etats-Unis, son objectif étant de 55000 pour l’année. Tesla a une politique de distribution originale et n’a pas de concessionnaire. Les boutiques Tesla sont présentes dans 22 états, mais la vente ne se fait que sur le web
Comment analysez-vous les freins que rencontre la marque dans ses ventes en Europe, notamment en Allemagne et en France ?
Pierre-Louis Desprez : TESLA bénéficie d’un capital d’image très attractif. La marque californienne qui a une dizaine d’années provoque un engouement. Néanmoins l’Europe est un territoire qui a une histoire en matière de construction automobile. On compte pas moins de 200 musées consacrées à l’histoire de l’automobile en Allemagne! Malgré ses innovations et un storytelling très incarné grâce à l’implication du PDG fondateur Elon Musk, Tesla doit faire face à des marques qui sont solidement implantées et qui ont construit leur leadership sur le long terme, sans oublier d’innover (cf les voitures à hydrogène en cours de développement chez les grands constructeurs). Il en va pour Tesla comme pour tout challenger qui s’introduit sur un marché : il gagne vite en notoriété et en image mais il doit délivrer des produits, prouver sa fiabilité et conquérir non seulement les fans de la nouveauté mais surtout les consommateurs plus conformistes qui sont toujours bien plus nombreux que les premiers, en l’occurrence les « porschistes » ou les « BMW-philes » par exemple.
Jean-Pierre Corniou : La Tesla S est un véhicule de très haut de gamme qui coûte plus de 80000 € ! Malgré son prix et son niveau de prestations, Tesla Model S se vend presque aussi bien en Europe au premier semestre que Renault Zoe (7382 Tesla contre 8479 Zoe) ! La performance du Model S est remarquable car elle se compare aux véhicules très haut de gamme essentiellement allemands. En France, les ventes de ce type de voiture sont très marginales. En Allemagne, elles sont plus courantes mais la préférence nationale pour haut de gamme allemand est une solide tradition. Il faut rappeler que Tesla ne vend la Model S en Europe que depuis août 2013. La renommée de cette marque originale, qui n’est pas issue du monde de l’automobile, n’en est que plus remarquable. Il s’est ainsi vendu en France au second trimestre 326 Tesla au prix de base de 76000 € contre 146 BMW i3 à 28000 €, après aide de 7000 €, alors que le réseau et la renommée de la marque n’ont rien de comparables.
Le marché global du véhicule électrique en Europe a atteint en 2014 65200 véhicules, en croissance de 61% par rapport à 2013. La progression en 2015 continue avec le réveil notable du marché britannique qui prend la seconde place devant la France et l’Allemagne. Il est dominé par l’Alliance Renault Nissan avec ses deux véhicules, Zoe et Leaf. C’est encore un marché très conditionné par le niveau des aides fiscales.
Pourquoi Tesla rencontre-t-elle un tel succès en Norvège ?
Pierre-Louis Desprez : 18% des voitures immatriculées en Norvège depuis le début 2015 sont électriques. Cela s’explique par les incitations fiscales très avantageuses décidées par les pouvoirs publics norvégiens depuis plusieurs années : suppression de la TVA et de la taxe sur les chats de voiture. Les péages, le transport en ferries et le stationnement sont également gratuits, ainsi que les points de recharge (plus de 50.000 dans le pays!). La Norvège est en quelque sorte le paradis de la voiture électrique dont Tesla a su profiter.
Jean-Pierre Corniou : La Norvège a décidé d’adopter une démarche très volontariste de développement du véhicule électrique. Cette politique est unique au monde et crée les conditions optimales pour les constructeurs de véhicules électriques au détriment de leurs concurrents thermiques. Les aides fiscales en faveur des véhicules électriques y sont très élevées alors que les taxes à l’importation se situent à un haut niveau. 50000 voitures électriques ont été vendues en 2013 et 2014, alors que cet objectif gouvernemental avait été fixé pour 2018. Les voitures électriques représentent 12,5% du marché en 2014, contre en France. Tesla est leader, suivi de la Volkswagen e_golf et de la Nissan Leaf. Fin décembre 2014, il y avait en Norvège 16000 Leaf immatriculées et 6000 Tesla. Les Norvégiens qui veulent accéder au haut de gamme préfèrent acheter des véhicules technologiques en rupture plutôt que des berlines traditionnelles. Aussi une BMW Serie 7 va coûter 3 fois plus cher qu’une Tesla S. Un tiers des véhicules immatriculés au premier semestre 2015 sont des véhicules électriques, situation unique au monde. Les avantages accordés au véhicule électrique sont multiples : droit d’utilisation des voies d’autobus, gratuité des parkings, péages et ferries. Cette politique d’aide massive, coûteuse, a été reconduite jusqu’en 2017.
Quelle politique doit adopter la marque pour augmenter ses ventes en Europe ?
Pierre-Louis Desprez : Très concrètement le constructeur doit s’attaquer au problème du réseau de vente. Sur ce sujet il lui faut faire preuve d’imagination, sinon l’addition de points de vente en propre tels que l’ont fait les constructeurs historiques coûtera très cher. On minore souvent la distribution parmi les facteurs d’innovation, en restant focalisé sur l’innovation produit. Une fois ce problème résolu de manière créative, l’attrait mondial pour la marque servira Tesla. Donc le problème est posé : comment être distribué en France ou en Allemagne (et les autres pays européens) sans passer par la case habituelle des concessions en propre qui coûtent très cher? Le lobbying auprès des Pouvoirs Publics pour encourager le développement des points de rechagrge est un autre grand défi pour le constructeur.
Jean-Pierre Corniou : Elle doit se faire connaître et a commencé à le faire tant par l’implantation d’un réseau des bornes de recharge (supercharger) qui permettent aux Tesla se sillonner l’Europe que par des actions promotionnelles visant un public très large. Il y avait récemment une présentation de la Tesla S à la Gare de Lyon. Il y a 150 stations de recharge Tesla en Europe, qui permettent une charge permettant 270 km en 30 minutes. Mais c’est surtout en sortant de la niche du très haut de gamme que la marque peut espérer les volumes dont elle a besoin pour rentabiliser l’investissement de son usine de batteries. Une petite Tesla est prévue pour 2018 autour de 35000 $, après la sortie cet automne d’un luxueux SUV.
Quel est l’état de la concurrence ? Dans quelle mesure Tesla peut-elle s’en inspirer ?
Pierre-Louis Desprez : Tesla peut s’inspirer de ses concurrents allemands par exemple, mais il lui faut surtout faire preuve de créativité. C’est comme si Apple s’était uniquement inspiré de ses concurrents pour se faire distribuer dans le monde. Il a au contraire créé son circuit de distribution en propre, développé l’offre de services du Genius Bar, laissé les clients toucher les produits et passer des heures dans ses magasins, ce qui dans son marché a constitué une première. Tesla doit chercher son « unicité » en matière de distribution.
Jean-Pierre Corniou : La grande force de la marque est d‘être unique. Il n’y a pas de concurrence pour ce véhicule, ni pour ses performances en autonomie, ni pour le niveau de prestations, ni pour l’effort particulier qui a été consenti pour en faire un objet technologique d’exception. D’ailleurs les constructeurs allemands commencent à en prendre ombrage et après avoir longtemps traité par l’ignorance cette « start-up » insolente qui refuse de suivre les canons de l’automobile ont tous annoncé au salon de Francfort préparer des véhicules concurrents. Le concept car Porsche Mission E avec 500 km d’autonomie montre que les constructeurs historiques du segment sport ne veulent pas se laisser dépasser. Mais il ne s’agit que d’un concept alors que Tesla roulent ! BMW, Audi et Daimler ont tous annoncé des véhicules avec une autonomie de 500 km, qui est indiscutablement le point fort de Tesla.
Tesla parviendra-t-elle selon vous à débloquer cette situation ? Si oui, comment ?
Pierre-Louis Desprez : Tesla fait communément partie des « NATU », la bande des barbares qui ont cassé les codes de leur marché (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber). Pour rester dans cette bande de trublions qui rencontrent un succès mondial, Tesla, le seul des quatre à être dans le « mortar », doit résoudre son problème de proximité. Comment fera-t-il pour que le consommateur puisse trouver facilement, près de chez lui, ses produits? Comment combinera-t-il le digital et le physique? Quel lobbying positif sera-t-il capable de mener auprès des pouvoirs publics? Tesla peut rendre le problème autrement et chercher à s’implanter dans les pays qui ont mis en place un environnement fiscal et matériel incitatif pour les véhicules électriques, telle la Norvège. Il vaut peut-être mieux dans un premier temps cibler Singapour que Paris ou Londres! Ainsi, une stratégie latérale a plus de chances de faire évoluer par ricochet les environnements moins favorables à l’accueil de la voiture électrique, comme c’est aujourd’hui le cas du marché français qui n’est pas le paradis norvégien! Enfin Tesla peut aussi faire preuve d’une stratégie très ciblée, comme le fait Piaggio avec son MP3 : Paris est son premier marché européen, et non pas la France. Tesla pourrait ainsi cibler les villes européennes et mondiales acquises à la philosophe de la voiture électrique. Donc plus Berlin que l’Allemagne, plus la Suisse que l’Espagne. Et si on laisse libre cours à la créativité, on pourrait conseiller à Elon Musk de dialoguer avec Autolib ou Tomtom, si ce n’est déjà le cas : quand deux entreprises rupturistes se rencontrent, de quoi parlent-elles? De rupture !
Jean-Pierre Corniou : Tesla n’emprunte pas les chemins habituels. Elon Musk et ses équipes ont défini, à partir de zéro, un genre à part de voiture haut de gamme électrique aux prestations exceptionnelles. Ils vont descendre en gamme en gardant un caractère exclusif à la marque ! L’avance de Tesla sur les batteries reste considérable et la nouvelle usine, qui va produire dès 2017 un nombre de cellules supérieur à toute la production mondiale de 2013, va donner à la marque, en partenariat avec Panasonic, les moyens industriels d’en baisser le coût de l’ordre de 30%. On compare souvent Tesla à Apple dans sa démarche technique et marketing. Tesla ne veut pas être un constructeur automobile comme les autres. Il reste à savoir si la concurrence acharnée que les constructeurs allemands, mais aussi Toyota avec la Miura à piles à combustible à hydrogène, va menacer Tesla dont le développement spectaculaire n’a toujours pas permis de rendre la société rentable alors que sa capitalisation en bourse est estimée à 34 milliards $.
Publié par ATLANTICO, 21/09/2015