Comment ne pas finir comme la dinde de Noël ?

L’imprévisible ne se programme pas mais il s’imagine. Pour innover en entreprise il ne suffit plus de faire progresser l’exploitation habituelle. Ré-imaginer permet de sortir du cadre pour le bénéfice des utilisateurs. Les entreprises qui mettent en place une culture de la rupture orientée vers les usages réels des clients seront mieux armées pour affronter les dix prochaines années qui s’annoncent difficiles, notamment parce que l’Asie investit désormais dans les innovations de rupture.

 

Pierre-Louis Desprez est co-fondateur de Kaos Consulting, société experte en innovation, et expert en innovation collaborative et créativité.

 

Il était une fois une dinde qui coulait des jours heureux dans sa basse-cour. Chaque jour le fermier lui apportait du grain, de l’eau et la laissait se promener librement au lieu de la mettre en cage. Elle prit ainsi de la force et devint grassouillette. Pour elle l’avenir était tout tracé : meilleur qu’hier et moins bon que demain. Jusqu’au 24 décembre où le fermier la pluma et en fit son repas de Noël. Ce qui a manqué à cette dinde, c’est d’imaginer d’autres scénarios que celui qu’elle avait en tête, en l’occurrence le scénario du pire. Moralité : déduire le futur du passé est dangereux, déduire sa conduite à partir du futur désiré est le salut. C’est le sens même de l’innovation aujourd’hui : que désire-t-on, et non plus quelles innovations peuvent conforter nos succès ? Philip Morris vient d’annoncer que la cigarette traditionnelle, selon lui, allait disparaître au profit de la cigarette électronique. Personne ne sait si cette prédiction sera avérée, mais elle est la preuve d’une entreprise en bonne santé capable d’imaginer le pire pour innover autrement.

 

Marcher en crabe.

 

Bon nombre d’entreprises sont installées dans le confort et le conformisme. Potentiellement elles risquent de connaître le même sort que celui de la dinde. Prenons l’exemple du matelas Simmons 100% ressorts que je viens d’acheter 30% moins cher sur internet que dans le grand magasin où je l’ai essayé. Il est temps pour ce dernier d’inventer un autre modèle économique que les fausses promotions de fin d’année, il est même urgent de transformer davantage de visiteurs en clients. Par exemple, les équipes pourraient imaginer de louer les matelas, puisque le vendeur m’a annoncé qu’un matelas se changeait tous les sept ou dix ans. Ou bien proposer un leasing. Ou bien un système d’échange. Ou bien proposer de l’occasion en provenance des grands hôtels. Mais ces pistes ne sont jamais envisagées. Pourquoi ? Parce qu’un événement imprévisible, en l’occurrence une idée farfelue,  ne figure jamais au centre de la courbe en cloche, dite de Gauss, mais à ses extrémités ou même totalement en dehors. Les crises financières, certains résultats aux élections, ou encore l’apparition d’entreprises telles Uber, Airbnb, Google ou Booking créent ainsi la surprise générale en prenant à revers tous les concurrents qui ont tendance à moyenniser les informations dont ils disposent sur leur marché pour élaborer leur politique d’innovation. Face à un acteur qui introduit une rupture majeure sur un marché, les stratégies d’innovation construites par observation des concurrents directs ou par réponse aux demandes du marché sont fragiles et dangereuses.

 

C’est cette même courbe de Gauss qui structure presque toujours les décisions des comités de direction : les cerveaux fonctionnent avec les chiffres des ventes en année N-1 dans le rétroviseur, les prix pratiqués par les magasins concurrents et des statistiques partielles. Le grand magasin en question pourrait ainsi porter un regard latéral sur Apple, par exemple, qui propose aux entreprises de payer en leasing 80% du prix d’un ordinateur à condition d’en changer au bout de deux ans.

 

Quand il n’y a plus d’envie d’imaginer l’imprévisible, il n’y a pas de place pour l’innovation de rupture. Chacun copie l’autre, et finit par baisser ses prix : l’innovation tourne au benchmark, c’est-à-dire à l’analyse scrupuleuse des données du marché existant. Contradictoire pour inventer un nouveau marché !

 

Coup pied dans la fourmilière

 

Pourquoi les œufs des tortues éclosent-ils la nuit? Pour compliquer la tâche des oiseaux prédateurs qui ont, au fil du temps, adapté leur vision nocturne. Des centaines et des milliers de petites tortues essaient ainsi de gagner la mer. Quelques-unes seulement y parviennent. C’est cruel, mais saturer les prédateurs est efficace. Il en va de même en innovation : il est important de générer beaucoup d’idée et d’en tester suffisamment. Quand un dirigeant me demande comment choisir la bonne idée parmi une liste, je lui réponds : partez de vos convictions ! Choisissez ce à quoi vous croyez le plus, demandez à vos équipes de choisir elles aussi avec leurs convictions…et testez vite ! Certains me regardent sans aucune flamme dans l’œil. Mais d’autres disent “enfin nous allons remettre de l’envie et du plaisir dans ce que nous faisons !”.

 

Le manque de rythme est un obstacle majeur pour innover. On va de réunion en réunion, de séminaire au vert en comités Théodule. En sortie de tuyau, quelques idées chétives, rabotées à coup de modèles économiques surchargés d’informations. Mais personne pour aller à l’abordage du client car il manque toujours une “étude de marché”… Conscientes que la lenteur est le pire ennemi de l’esprit entrepreneurial, certaines entreprises se sont ouvertes à des pratiques nouvelles : les créathons, ces marathons créatifs durant deux jours. Prenez deux jours, pas plus, pour aller de l’idée jusqu’au prototype, une esquisse grosso modo de ce à quoi pourrait ressembler l’offre pour le client. Puis testez et apprenez! A pratiquer régulièrement et sans modération.

 

Libérer les hamsters

 

Avec un partenaire expert en jeu stratégique pour entreprise[1], nous avons fait jouer à 1 200 collaborateurs un war game[2] géant. L’entreprise cliente produit des pizzas, salades, en-cas etc. Une question d’avenir était posée : comment alimenter la planète demain ? Question follement ambitieuse, au lieu d’une question sagement rationnelle, telle que « comment faire pour augmenter la rotation chez les distributeurs ? ». Dans un premier temps, chacun était invité à faire remonter le défi d’innovation que lui inspirait la question d’avenir. Puis les centaines de défis remontés se sont vu attribuer des coups de cœur par les 1 200. Nous les avons ensuite triés avec une trentaine de collaborateurs issus de tous les métiers de l’entreprise, en choisissant prioritairement tous ceux qui sortaient de la courbe de Gauss habituelle. Nous les avons nommés “moonshots”, pour bien signifier qu’une innovation est un grand défi, pari fou, impossible, paradoxal, et non pas un objectif de gestion quotidienne. Comme par exemple inventer une pizza froide, pour le petit-déjeuner, 100% légumes etc. Lors de la bataille finale, 12 équipes se sont affrontées : les collaborateurs se sont mis dans la peau de Mac Do, d’Amazon Fresh, d’UberEATS, de Carrefour, d’un grand laboratoire pharmaceutique, d’une start-up proposant une boisson unique en guise de repas etc. La créativité n’a jamais été aussi féconde pour relever les défis. La sélection des idées à transformer en projet-test a été opérée sur la base de l’engagement : qui a envie de transformer quelle idée en projet ? Rien de tel pour constituer des équipes-projet que la passion, au lieu de la responsabilité hiérarchique.

 

Invitez la « folle du logis » dans les comités de direction

 

Nicolas Malebranche, philosophe du XVIIème siècle, nommait l’imagination la « folle du logis ». Le logis, c’est notre cerveau, avec toutes les données issues de l’expérience, bien ordonnées avec des valeurs moyennes partout. La folle, c’est celle qui met du désordre : l’imagination. Elle procède par image, intuition, association, analogie, empathie, rêve, occurrence unique. Nous en avons tous, mais nous ne l’utilisons pas ou peu. Pourtant, à l’origine de toute entreprise, il y a eu un pas de côté, un acte créatif, une imagination pragmatique. Cette ressource est en nous et dans chaque entreprise. Il suffit de la stimuler pour innover tout au long de l’année et de la démarche d’innovation, avec le plaisir en prime !

[1] Scanderia

[2] le war game est une technique de créativité collective, utilisée par les militaires lors de la seconde guerre mondiale. On se met à la place de ses concurrents pour imaginer leurs stratégies sur un enjeu commun. Puis on se remet dans ses chaussures habituelles afin de définir une stratégie plus robuste et moins aveugle.