Et si la gastronomie italienne n’était que du bluff ?

La carbonara n’a pas cent ans d’existence et viendrait des Etats-Unis, le tiramisu date des années 1980, tout comme la diffusion massive de la cuisson « Al Dente »

L’essentiel

Amateurs de bonne bouffe, bonjour. La gastronomie italienne est la star de ce mercredi 17 janvier, avec sa journée mondiale dédiée, rien que ça

L’occasion de célébrer cette cuisine sacrée à la tradition millénaire autour de vraies carbonara. Vous savez, sans crème fraîche, comme les faisaient les « mamas » italiennes au XVIIIe siècle

Et si tout ce qu’on vient de dire n’était qu’une immense arnaque ?

Entre la France où il a grandi et l’Italie dont sa famille est originaire, Marco ne manque pas de théâtralité. Rien de surprenant donc à le voir s’étouffer devant la carte des desserts du restaurant La Maison Bleue. « Un tiramisu au Nutella ? !!! Mes grands-parents ritals se retourneraient dans leur tombe… » Sauf qu’avec tout le respect qu’on doit aux aïeuls de Marco, s’ils étaient en vie, ils seraient plus en train de se demander ce qu’est un tiramisu que de s’indigner d’y voir du Nutella. Et pour cause, le plat, présenté comme un des piliers de la Botte, n’a fait son apparition dans les livres de cuisine que dans les années 1980.

Un dessert qui illustre la douce supercherie dans laquelle se complaît la gastronomie italienne. Qui n’a jamais entendu qu’il ne fallait surtout pas mettre de crème fraîche dans la carbonara ? Ou qu’en Italie, personne ne boit de cappuccino passé 11 heures ? Les recettes italiennes sont des traditions multicentenaires, où le moindre changement d’ingrédient est un sacrilège. Mais dans les faits, la plupart n’étaient pas connus dans la Botte avant les années 1960. La première recette de carbonara, par exemple, remonte à 1954. Et vient de Chicago.

« Une exagération de l’attention portée à la pureté d’une recette »

Puisqu’on n’est jamais mieux trahi que par les siens, c’est un Italien qui s’est mis en tête de dévoiler le pot aux roses. Il s’agit d’Alberto Grandi, universitaire et auteur de Denominazione di origine inventata ( « Dénomination d’origine inventée », non traduit en France, 2018) et son podcast DOI, autour de cette grande mystification. Si le succès d’audience a été au rendez-vous, Alberto Grandi est presque devenu persona non grata dans son propre pays. C’est qu’on ne s’attaque pas au roman gastronational en toute impunité.

« Je ne parlerais pas d’un mensonge autour de la cuisine italienne, défend Beniamino Morante, journaliste en charge de l’Italie à Courrier international. Plutôt d’une exagération de l’attention portée à la pureté d’une recette. » Lui-même a piloté le dossier « Et si la pizza n’était pas italienne ? » [mai 2023], qui s’inspirait d’un article du Financial Times, parti à la rencontre d’Alberto Grandi.

Les assiettes de la mama ne sont pas celles que vous croyez

Penser que dans les années d’après-guerre, l’Italie ruinée s’étripait sur le temps de cuisson des pâtes relève du pur anachronisme. « La priorité était de se nourrir ; la population, très pauvre, faisait avec ce qu’elle avait », retrace Nathalie Louisgrand, enseignante-chercheuse spécialiste de la gastronomie à la Grenoble Ecole de management.

Beniamino Morante n’a qu’à demander à sa mère septuagénaire les assiettes de son enfance. « Il y avait très peu de pizzas », restitue-t-il pour 20 Minutes. Habitante de Grosseto, ville de 80.000 habitants en Toscane, « voir une pizzeria était aussi exotique à l’époque qu’un restaurant de sushi de nos jours. » La cuisine « italienne » vient en réalité du sud, et ne s’est implantée dans tout le pays que dans les toutes dernières décennies du XXe siècle, porté par le miracle économique italien.

Le manque du pays et la sacralisation de l’estomac

« C’est l’industrialisation massive qui a amené cette diffusion, retrace Nathalie Louisgrand. Une grande part de la nourriture populaire était d’abord très industrielle, notamment les glaces, avant de devenir artisanale très récemment », poursuit l’experte. Et tant qu’on est dans les crimes de lèse-majesté : la mama Morante se souvient avoir mangé au restaurant, en Italie, des carbonara avec de la crème fraîche. Courage Beniamino.

Reste une question : comment une fable aussi grosse que le père Noël peut aussi bien marcher ? Indépendamment du pays d’origine, s’il y a bien une chose facilement exagérable, c’est la nourriture, poursuit Nathalie Louisgrand. Exemple en France avec le débat (lassant) sur « chocolatine ou pain au chocolat ». Pour revenir à l’Italie, l’émigration massive – la diaspora italienne est la deuxième plus importante au monde derrière celle issue de Chine – a aussi contribué à ce mythe. « Lorsqu’un Français vit à l’étranger, ce qui lui manque le plus, ce sont les produits – camembert, pain, foie gras… Or, les aliments italiens sont désormais trouvables partout, comme le parmesan. Ce sont donc les recettes qui vont être sanctifiées », explique Beniamino Morante.

Un mensonge trop beau pour ne pas y croire

Sans compter que la cuisine italienne a pris le pli du chic. Ce qui ne surprend guère Pierre-Louis Desprez, expert en innovation et marketing : « L’Italie est le pays de la culture du luxe : vêtements, voitures, chaussures, peintures… Elle a réussi à présenter et vendre sa nourriture comme telle. L’Espagne n’aurait pas pu faire de même, par exemple. »

Et cette sacralisation n’est pas forcément un mal, selon Beniamino Morante : « L’attention portée à la nourriture en Italie est plus importante que dans les autres pays. Il suffit de voir le faible nombre de McDonald’s par rapport à la France ou l’échec de Domino Pizza’s. La nourriture reste fierté, avec l’intime conviction d’avoir la meilleure cuisine au monde. ».

La voilà, la clé du succès de ce mensonge : l’histoire racontée est trop belle pour ne pas l’embrasser. « C’est plus sexy que de dire que les Italiens mangeaient de la pomme de terre et des fayots, explique Nathalie Louisgrand. C’est bon pour le tourisme, bon pour la fierté nationale, bon que l’assiette raconte quelque chose, même si c’est un mensonge ». Ok Marco, le monde a besoin de croire à tes histoires. Mais le monde a aussi besoin de tiramisu au Nutella.

 

Article publié par Jean-Loup Delmas, 20 Minutes, 17/01/2024, https://www.20minutes.fr/economie/4070697-20240117-journee-cuisine-italienne-si-gastronomie-transalpine-immense-mensonge