Quand Facebook censure des images sexistes pour rassurer des annonceurs
Article paru sur “latribune.fr” le 30/05/2013 – Marina Torre
En réponse à une campagne baptisée “#FBrape” (FBviol) appelant les annonceurs à boycotter Facebook s’il ne supprimait pas des pages faisant l’apologie de la violence contre les femmes, le groupe a promis qu’il “supprimerait les pages incriminées”. Le réseau social doit-il (et peut-il) faire le ménage dans ses milliards de pages?
“Viole ton amie pour rire“, “1/3 des femmes sont agressées physiquement, 2/3 des hommes ne font pas leur boulot“… Sur Facebook, des annonceurs ont refusé d’être associés à ce type de messages, souvent accompagnés de photos, censés être humoristiques et faisant l’apologie de la violence contre les femmes. Des marques ont même décidé d’arrêter d’acheter des espaces publicitaires à l’entreprise américaine tant que les pages contenant de tels messages n’étaient pas supprimées.
Parmi ces marques, Dove, qui a fait depuis plusieurs années de la défense des droits des femmes un argument marketing. “Comme la publicité sur Facebook cible des gens et non des pages, nous ne pouvons sélectionner les pages sur lesquelles nos publicités apparaissent“, ont expliqué des représentants de sa maison-mère, Unilever, au magazine britannique Marketing. La chaîne de vente de chaussure en ligne Zappos ou encore American express se sont également associés à cette demande de censure.
Nissan, marque apparemment plus “neutre“, qui cible surtout des hommes de 30 à 35 ans, est aussi soucieuse de ces problèmes, a indiqué l’un de ses porte-parole au New York Times. Pour éviter d’être associé aux pages jugées offensantes que certains de ces utilisateurs visiteraient, l’e constructeur automobile “travaille avec Facebook pour imaginer un système qui leur permettre de supprimer la publicité sur ces pages“. Ces demandes “traduisent une mutation profonde des marques qui sont désormais attendues sur des sujets de société”, analyse Pierre-Louis Desprez, spécialiste de l’image de marque et associé au cabinet Kaosconsulting. “Il y a trente ans c’étaient les responsables politiques et les médias qui prenaient position. Aujourd’hui, un troisième acteur s’invite, les marques, car elles ont une puissance symbolique”, ajoute-t-il.
La toile s’émeut
Outre la menace directe de perdre des recettes publicitaires, c’est toute une campagne d’opinion lancée par des associations féministes anglo-saxonnes qui a fait plier Facebook. Leur arme : des milliers de tweets, une pétition signée par plus de 225.000 personnes et une lettre, traduite en cinq langues ,dont le serbo-croate, dénonçant le laxisme de la modération sur le réseau social.
Facebook reconnaît des failles
La campagne a fait suffisamment de bruit pour faire réagir le groupe américain. Le 28 mai, la firme de Menlo Park publiait un communiqué dans lequel elle reconnaît des “failles“ dans son système de surveillance des contenus. Marne Levine, responsable des politiques publiques du groupe écrit : “il n’y a pas de place sur Facebook pour des discours haineux ou des contenus qui seraient menaçants ou inciteraient à la violence, et nous ne tolérerons pas de messages jugés sincèrement ou directement blessants. Nous essayons de réagir rapidement et de supprimer des textes ou des images qui enfreignent nos conditions d’utilisation et nous essayons de faire en sorte qu’il soit très facile pour les gens de signaler des contenus problématiques“.
En clair, Facebook compte seulement surveiller d’un peu plus près les équipes chargées de la modération. Ses règles de bonne conduite prévoient déjà de supprimer tout ce qui peut être considéré comme un “appel à la violence“, ainsi que les images sexuellement explicites (nudité). Toutefois, la simple qualification de “message sexiste” ne suffit pas à le faire effacer.
La censure sur les réseaux sociaux, un objectif vain ?
Ces promesses, l’une des personnalités à l’initiative de cette opération, la britannique Laura Bates, les reçoit avec méfiance. “ Facebook peut avoir supprimé certaines pages, une grande part de ces contenus continue d’exister“, pointe l’initiatrice du projet “Everyday sexism campaign“, dans la presse britannique. A ses yeux, comme à ceux d’autres défenseurs des droits des femmes “ effacer des pages de façon sporadique“ ne suffit pas. Elle souhaite que les exigences en matière de modération soient renforcées.
La question de la liberté d’expression
Par le passé d’autres polémiques ont agité la toile et soulevé les mêmes dilemmes. Sur Twitter notamment, le déferlement de messages haineux comportant les mots-clés (hashtags) #unbonjuif, #simonfilsestgay ou #simafillerameneunnoir ont conduit la ministre française des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, à entamer une concertation pour tenter d’éviter que ce type de situation se renouvelle. Problème : comment modérer des contenus sur des sites accueillant des milliers d’utilisateurs ? Et comment concilier ces revendications avec la liberté d’expression, celle-là même qui a permis de faire de ces réseaux sociaux des moyens de communication privilégiés lors des soulèvements du printemps Arabe par exemple?
Ainsi, pour certains, Facebook se montre non pas trop laxiste mais au contraire bien trop sévère. C’est le cas par exemple concernant sa politique sur la nudité. Les photos de femmes donnant le sein, ou même des œuvres d’art comme une photographie de la célèbre toile de Gustave Courbet, l’Origine du monde, ont ainsi été censurées, soulevant, là aussi un tollé sur la toile.
Pour les plus ardents hérauts de la liberté d’expression sur internet, celle-ci ne doit d’ailleurs souffrir aucune limite. “Ce n’est pas à une entreprise, quelle que soit son importance sur le marché, de censurer des contenus, mais à la justice”, estime ainsi Jérémie Zimmermann, représentant l’association La Quadrature du Net. A ses yeux, l’émergence depuis plusieurs mois de cas “émotionnellement“ forts comme par exemple la vidéo de décapitation qui a été diffusée sur Facebook ne doit pas servir de prétexte à la généralisation d’une “censure privée“. Et l’association des annonceurs à ce mouvement ne ferait qu’accentuer le risque. “Sinon, pourquoi ne pas imaginer que des gens qui critiqueraient Coca-Cola verraient leur page supprimée?“, suggère-t-il.
Une solution de Facebook : la fin de l’anonymat
Les dirigeants du site fondé par Mark Zuckerberg eux-mêmes ont mis en avant l’argument de la liberté d’expression. “Comme on peut s’y attendre dans une communauté qui comprend plus d’un milliard de personnes, nous voyons de temps en temps des gens poster des contenus déplaisants et dérangeants (…) Même si ça peut être vulgaire et offensant, les contenus désagréables ne violent pas en eux-mêmes nos règles“. Seule solution proposée : obliger les utilisateurs à assumer leur humour – même douteux – en affichant leur nom sur les groupes qu’ils créent. Restent encore à déterminer quelles pages en particulier devront ainsi être identifiées. Et à justifier la suppression du droit à l’anonymat, lui-même l’un des gages de la liberté d’expression.