Les innovations à l’épreuve des usages. L’histoire des inventions revisitée.

Article paru sur Les Echos – Business 22/08/2013 – Par Pierre-Louis Desprez

C’est l’usage qui détermine le succès d’une innovation et pas forcément son “avance” technologique. L’historien anglais David Edgerton trace l’histoire des inventions sous le prisme du cycle apparition-disparition-réapparition.

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Il n’y a pas d’invention ni d’innovation sans usage. Le dernier mot revient donc aux clients et non pas aux scientifiques. Ce constat d’évidence ferait sans doute l’unanimité parmi les entreprises innovantes : même si une innovation améliore la vie quotidienne, ce n’est pas suffisant pour garantir sa réussite. On se souvient par exemple que les ventes de l’iPod conçu par Apple ont végété durant plusieurs années. Il a fallu attendre que l’usage de la musique dématérialisée progresse et que la plateforme de téléchargement iTunes apparaisse pour que l’iPod connaisse un succès aussi imprévisible que spectaculaire.

L’observation selon laquelle les usages dépendent non pas de la force d’une invention mais d’un faisceau de facteurs sociaux, voire politiques, sert de fil directeur au livre”Quoi de neuf ?” de l’historien anglais Thomas Edgerton. Ce livre est original à plus d’un titre. D’abord, il est écrit par un historien, et non pas par un consultant en innovation dont les preuves sont souvent réduites à sa pratique commerciale. Ensuite, il s’agit d’un historien anglais, plus empirique que les chercheurs français qui préfèrent les concepts aux faits, et moins emphatique que les professeurs des universités américaines dont les ouvrages ne sont jamais rien moins que révolutionnaires.

Régulièrement des techniques anciennes revoient le jour

Enfin, sa lecture est extrêmement instructive sur l’ensemble du XXe siècle grâce aux multiples exemples qui illustrent sa thèse principale : une technique connaît un cycle en trois temps, apparition-disparition-réapparition. C’est surtout la phase dite de réapparition qui suscite la réflexion. Régulièrement des techniques anciennes revoient le jour, ne serait-ce que parce qu’elles sont connues. Ce constat devrait semer le doute chez tous ceux, dirigeants ou apôtres de la nouveauté à tout prix, qui ne jurent que par la vitesse du progrès… et finissent par s’étourdir eux-mêmes.

Prenons un exemple sur lequel s’arrête Edgerton : le préservatif. En 1981, 4,9 milliards de préservatifs sont produits dans le monde, contre 12 milliards au milieu des années 1990. En raison du sida, les ventes de préservatifs explosèrent, conférant à cette technique très ancienne une respectabilité comparable à celle de la pilule, alors que jusqu’au milieu des années 1980 le préservatif avait pris un sérieux “coup de vieux”. Sous l’influence des clients, le préservatif a été par la suite l’objet de nombreuses innovations : moulage anatomique, lubrification spermicide, couleurs, formes, etc. C’est l’exemple typique d’une technique qui suit le cycle d’apparition-disparition-réapparition.

Nous avons souvent le choix entre plusieurs technologies, ancienne ou plus récente

Edgerton en prend de nombreux autres, comme celui du nombre de chevaux de trait qui n’a cessé d’augmenter jusqu’au milieu du XXe siècle alors que la machine à vapeur et le moteur à explosion apparus à la fin du XIXe siècle semblaient avoir réglé définitivement le sort du cheval comme force productive. D’ailleurs, la pénurie programmée des énergies fossiles ne fera peut-être qu’augmenter dans un avenir proche leur nombre dans le monde entier !

Pour Edgerton, le temps des usages ne suit pas celui des innovations, toujours plus rapide. Il peut même durer bien plus longtemps que prévu. Ainsi un utilisateur a souvent le choix entre plusieurs techniques, l’ancienne ayant l’avantage d’être perçue comme plus robuste et surtout moins coûteuse. C’est donc moins l’innovation qui serait le moteur de l’économie, n’en déplaise au consensus régnant sur les marchés financiers, que l’usage socio-économique. Nous sommes davantage maîtres des technologies qu’il n’y paraît, et ce malgré le tumulte médiatique autour du nouveau. Salutaire rappel en ces temps de course à l’innovation effrénée dont les calculs de retour sur investissement sont souvent une vaste blague.

Extrait de l’introduction de l’ouvrage “Quoi de neuf ? – Du rôle des techniques dans l’histoire globale”, par David Edgerton (Seuil)

Depuis de nombreuses décennies, le mot « technique » est étroitement associé à invention (création d’une idée nouvelle) et à innovation (première utilisation d’une idée nouvelle). Le discours sur la technique est centré sur la recherche et développement, les brevets et les premières phases d’utilisation – on parle alors de diffusion. Les chronologies de l’histoire des techniques – et elles abondent – sont calées sur les dates d’invention et d’innovation. Elles se bornent souvent à réduire les techniques les plus significatives du XXe siècle à l’aviation (1903), à l’énergie nucléaire (1945), à la contraception (1955) et à Internet (1965). On nous dit que le changement est sans cesse plus rapide et que le pouvoir de la nouveauté s’impose de plus en plus. La technologie, affirment les gourous, fait aujourd’hui entrer le monde dans une ère historique nouvelle. Dans cette nouvelle économie, en ces temps nouveaux, dans notre contexte postindustriel et postmoderne, la connaissance du présent et du passé est paraît-il de plus en plus dénuée d’intérêt. Les inventeurs, même en cette époque postmoderne, sont « en avance sur leur temps », tandis que les sociétés, soumises à l’emprise du passé, seraient lentes à s’adapter aux techniques nouvelles. (…)

Cette nouvelle histoire sera étonnamment différente. Par exemple, la machine à vapeur, tenue pour caractéristique de la révolution industrielle, fut, tant au niveau absolu qu’au niveau relatif, plus importante en 1900 qu’en 1800. Même en Grande-Bretagne, pays leader de la révolution industrielle, son importance continua de croître en valeur absolue après 1900. La Grande-Bretagne consomma bien plus de charbon dans les années 1950 que dans les années 1850. Le monde a consommé plus de charbon en 2000 qu’en 1950 ou en 1900. Il a aujourd’hui plus de voitures, d’avions, de mobilier en bois et de textiles en coton qu’il n’en a jamais eus auparavant. Le tonnage du transport maritime mondial continue de croître.

Nous avons encore des autobus, des trains, des postes de radio, des téléviseurs, des cinémas, et nous consommons des quantités sans cesse croissantes de papier, de ciment et d’acier. La production de livres continue d’augmenter. Même la grande nouveauté technologique de la fin du XXe siècle, l’ordinateur, existe depuis de nombreuses décennies. Le monde postmoderne a non seulement des avions bombardiers quinquagénaires, mais aussi des centrales nucléaires quadragénaires. Et il est loin de dédaigner la technologie rétro : il a de nouveaux paquebots de croisière, de la nourriture biologique, et de la musique classique jouée sur instruments « d’époque ». Certaines rock stars des années 1960, vieillissantes voire disparues, génèrent encore des ventes importantes, et certains enfants regardent encore des films de Walt Disney vus par leurs grands-parents lorsqu’ils étaient enfants.

Dans une histoire centrée sur l’usage, le temps technologique ne va pas uniquement vers l’avant. Ainsi que Bruno Latour l’a judicieusement remarqué, le temps moderne, au comportement conforme à la vision des modernes, n’a jamais existé. Le temps a toujours été mélangé, durant la période prémoderne, la période postmoderne et la période moderne. Nous travaillons avec des objets d’époques très différentes, avec des marteaux et des perceuses électriques. Dans l’histoire centrée sur l’usage, les techniques non seulement apparaissent, mais aussi disparaissent, réapparaissent et se mêlent au cours des siècles. Depuis la fin des années 1960, la planète produit chaque année bien plus de bicyclettes que de voitures. La guillotine fit un retour terrifiant dans les années 1940. La télévision par câble connut un déclin dans les années 1950 puis réapparut dans les années 1980. Le cuirassé, navire prétendu obsolète, participa à plus d’opérations durant la Seconde Guerre mondiale que durant la Grande Guerre. En outre, le XXe siècle a connu des cas de régression technologique.

Une histoire fondée sur l’usage fait bien plus que simplement déranger l’ordonnance de nos chronologies du progrès. Elle redéfinit les techniques considérées comme les plus significatives. Notre perception de l’importance d’une technique privilégiait jusqu’ici l’innovation et reposait sur des présentations de la modernité attribuant un rôle central à certaines techniques nouvelles. La nouvelle approche ne réduit pas les technologies du XXe siècle à l’électricité, à la production en série, à l’aérospatiale, à l’énergie nucléaire, à Internet et à la pilule. Elle englobe le pousse-pousse, le préservatif, le cheval, la machine à coudre, le rouet, le procédé Haber-Bosch, l’hydrogénation du charbon, les outils en carbure cémenté, la bicyclette, la tôle ondulée, le ciment, l’amiante, le DDT, la tronçonneuse et le réfrigérateur. La cavalerie a plus que le V2 contribué à la conquête nazie.

Une telle histoire montre en outre que presque toutes les techniques admettent des substituts : il existe de multiples techniques militaires, de nombreux moyens de générer de l’électricité, d’alimenter un moteur de voiture, de stocker et traiter l’information, de découper du métal ou de couvrir un bâtiment. Les histoires des techniques sont trop souvent écrites comme si aucun substitut n’existait ou ne pouvait exister. (…)

L’approche centrée sur l’usage infirme en outre quelques conclusions bien établies de l’histoire centrée sur l’innovation. Par exemple, elle mine l’hypothèse plaçant l’innovation nationale au cœur de la réussite nationale ; les nations les plus novatrices du XXe siècle ne furent pas celles qui connurent la croissance la plus rapide. La critique la plus surprenante soulevée par l’approche centrée sur l’usage est peut-être que l’histoire centrée sur l’innovation ne donne pas une présentation satisfaisante de l’invention et de l’innovation. L’histoire centrée sur l’innovation se focalise sur les débuts des techniques qui devinrent par la suite importantes.

Or l’histoire de l’invention et de l’innovation doit prendre en compte toutes les inventions et innovations d’une époque donnée, indépendamment de leurs succès ou échecs ultérieurs. Elle doit de plus inclure l’invention et l’innovation associées à toutes les techniques, et non uniquement celles favorisées par la célébrité et supposées être les plus significatives. Les histoires traditionnelles centrées sur l’innovation accordent une place à Bill Gates, mais une histoire de l’invention et de l’innovation devrait également inclure Ingvar Kamprad, qui a fait fortune dans la production en série et la vente de mobilier en bois. Kamprad est le fondateur d’IKEA ; il est, selon certains, plus riche que Bill Gates. Point plus important, nos histoires doivent accorder une place aux inventions et innovations qui furent des échecs. La plupart des inventions ne sont jamais utilisées ; nombre d’innovations échouent.

L’approche centrée sur l’innovation donne en outre une image trompeuse des scientifiques et des ingénieurs. Elle les présente, tels qu’ils se présentent eux-mêmes, comme des créateurs, des concepteurs, des chercheurs. Pourtant, la majorité d’entre eux se consacrent surtout au fonctionnement et à l’entretien des machines et non à leur invention ou à leur développement.