Le luxe, c’est se payer le luxe d’être différent

Le luxe, dans son identité, est différence. Qu’une marque de luxe en arrive à perdre ses atouts de création, de qualité et d’imaginaire, elle est aussitôt supplantée par d’autres marques de créateurs. Ce fut le cas de Pierre Cardin, griffe portée au pinacle dans les années 1970, chantée par Jacques Dutronc, mais devenue très banale aujourd’hui. C’est le premier paradoxe du luxe : des maisons plus que centenaires côtoient des jeunes créateurs nés dans la décennie précédente. Preuve que ce n’est pas l’antériorité ni l’histoire qui fonde l’essence du luxe ! Pierre Corthay, bottier contemporain créé à Paris en 2003 et déjà vendu à New York, Tokyo, Londres etc., n’a rien à envier à Berlutti ou John Lobb, maisons fondées respectivement en 1895 et en 1866. Ce n’est pas non plus l’année de création d’Hermès (1837) qui garantit sa spécificité, mais sa réinvention régulière au fil du temps. De la selle de cheval et des accessoires pour cavaliers aux sacs à mains, la maison Hermès est passée à la petite maroquinerie, à la soie, aux arts de la table, au parfum etc. Quant à N°5, il a été le premier parfum synthétique de l’histoire de la parfumerie. De telles ruptures sont la preuve d’une volonté radicale d’innover, ce dont peu d’entreprises sont capables, tous marchés confondus. Les vrais acteurs du luxe ne se répètent jamais.

 

Ce qui fait vivre ces maisons de luxe anciennes et jeunes réside dans leur capacité à créer de la différence, alors que tous les producteurs industriels convergent et finissent par se ressembler. Entre une bouteille de Coca-Cola et une autre de Pepsi-Cola, le goût varie si peu mais la pression publicitaire énormément. Pour sortir du lot il faut devenir voyant et surprendre à tout bout de champ. C’est le lot des acteurs du low cost qui sont condamnés à la stratégie de la dégradation : voler les privilèges réservés à une élite pour les donner au commun des mortels. La bagarre du prix bas entre distributeurs est un éternel combat prométhéen. Ainsi, pour un prix variant de 6€ à 11€, Easyjet propose le service Speedy boarding (embarquement prioritaire), privilège que les compagnies d’aviation traditionnelles réservent aux voyageurs en classe business. Cette créativité a l’allure d’une démocratisation.

 

Le luxe suit une logique inverse : il recrée sans cesse de nouveaux privilèges, avec ses matières, ses modèles uniques, ses créateurs inspirés et son univers où le moindre détail a été pensé et soigné. Dans toutes les catégories de produits et de services, le luxe reproduit le clivage mythologique entre la rareté de la nourriture pour les dieux et l’abondance de celle pour les mortels. C’est le second paradoxe : ce n’est pas le prix qui fonde le luxe, mais sa singularité, au sens de tout ce qui ne peut se mettre au pluriel. Un sac Kelly reste unique à tous points de vue, comparé à tous les autres sacs du monde. Son prix élevé n’est qu’une conséquence, jamais un objectif. S’il le devient, la différence a toutes les chances de devenir artificielle, car trop superficielle. Les clients ne s’y tromperont pas longtemps.

 

Nourri de ces fondements essentiels – différence, création et singularité -, le luxe de demain est déjà prévisible. Il continuera de s’alimenter dans un besoin humain fondamental qui consiste à exprimer sa différence en acquérant des produits et des services uniques. Plus la mondialisation fera converger les modes de vie, plus ce besoin d’identité singulière se renforcera et produira des micro-élites arborant des signes codés. Certaines maisons ne parviendront pas à se renouveler, faute d’idées originales. Elles laisseront leur place à des créateurs capables de proposer de nouvelles différences dans les secteurs économiques où domine un système qui standardise tout et rabote les identités des individus :

– la lenteur sera considérée comme un privilège rare, puisque tout sera de plus en plus instantané : l’attente du produit fabriqué à la main sera de plus en plus constitutif de son originalité. Vouloir aller trop vite mettra en péril certaines marques qui s’emballent déjà aujourd’hui et qui tomberont de plus en plus dans la production mass market à grande échelle;

– le silence sera parmi les expériences les plus précieuses, puisque le bruit augmente de partout et que la multiplicité des relations est la norme sociale du moment; le livre, a fortiori celui des éditions de luxe, offrira par exemple ce temps pour soi, à l’écart du tumulte numérique;

l’isolement deviendra également une expérience ultime, puisque les regroupements humains ne cesseront d’augmenter; des bulles d’air naîtront au milieu des fourmilières;

–  le partage du savoir-créer entre un artisan-créateur et son client constituera un moment de grâce au milieu des déferlements de services et d’expériences-clients tous identiques; créer avec deviendra un rêve absolu;

– la sublimation de l’époque sera attendue, au nom d’un paradoxe universel : chacun veut vivre dans son temps tout en s’en démarquant. Les maisons passéistes ou ultra-futuristes, incapables d’aider chacun à trouver sa place singulière dans l’époque, courront le risque de disparaître;

– les nouvelles expressions artistiques resteront une source d’inspiration, non pas que l’artiste et l’artisan aient tant de points communs, mais parce que l’artiste est capable de symboliser son époque, tout comme le luxe est avant tout un art de la symbolisation des objets et des services;

– l’honnêteté, valeur morale s’il en est, rappellera qu’elle est à la source du commerce et qu’elle constitue sa dignité : face à la tromperie, le produit et le service authentiques, non trafiqués, passant pour ce qu’ils sont réellement, continueront de séduire.

 

L’avenir du luxe se trouve dans la redécouverte du désir. Ce désir est double : d’un côté, un désir d’avoir, de posséder quelque chose d’exceptionnel, de l’autre un désir d’être soi-même. Dans les deux cas ce désir se nourrira d’une satisfaction différée : à tout posséder immédiatement, on en perd le goût et le plaisir. Le vrai luxe, c’est d’avoir les moyens d’attendre et de ne jamais céder à l’impérieux besoin de l’instant.