L’ennui naquit un jour de l’uniformité.

Pour le 120ème anniversaire de VOGUE (édition américaine de septembre 2012), la rédactrice-en-chef Anna Wintour a sorti un numéro de 916 pages pesant près de 3 kilos. Record absolu du magazine le plus épais jamais publié ! Il faut attendre la page 273 pour lire le premier article rédigé, les pages précédentes étant entièrement consacrées à des publicités. Autre fait notable : Ann Romney ne figure pas parmi les personnalités photographiées. Sans doute aura-t-elle refusé de poser dans cet univers trop fashion pour mieux incarner la mère de famille discrète dont les Etats-Unis auraient besoin après l’ère du couple Obama.

Ces deux petits faits vrais inspirent deux remarques : 1°) les stratégies des marques de mode (et des autres) sont à saturation en termes d’affichage publicitaire, 2°) le réel n’est souvent pas sur la photo. Partant de là, deux questions se posent : 1°) les stratégies de différenciation des marques sont-elles au bout de leur logique ? 2°) Peut-on désirer consommer sans rien désirer d’exceptionnel ? En d’autres termes, la normalité est-elle une stratégie pour une marque de consommation ?

“ L’ennui naquit un jour de l’uniformité. [1] 

Depuis 2006, Dove présente des mannequins de “real beauty” : des femmes telles qu’elles sont réellement, sans les corrections de Photoshop, making of à l’appui, et non plus tels que les acteurs du marketing les rêvent en les conformant à une beauté idéaltypique (blonde, souriante, yeux bleus, peau soyeuse etc). De son côté Mac Do nous invite à venir tels que nous sommes, sans façon. C’est proche de ce qu’a fait la marque Agatha en prenant en photo dans la rue des femmes qui se sentaient incarner la marque (campagne “Agatha, c’est moi !”). Terminons par les Galeries Lafayette qui ont organisé le plus grand défilé de mode du monde sans aucun mannequin, en proposant à leurs client(e)s de défiler dans la tenue qu’ils considéraient comme étant leur mode à eux. Cette pratique du contre-pied (montrer des gens “ normaux “) n’est que la figure inversée de la sublimation qui prévaut un peu partout : les photos sur les paquets de biscuit sont plus grandes que les gateaux eux-mêmes, les coffrets-cadeaux de Marionnaud, Sephora, Nocibé sont plus volumineux que les flacons (sinon, ça ferait mesquin…) etc. Pour se distinguer des marques qui en rajoutent dans le registre de l’exceptionnel (figure de l’hyperbole, sur le modèle des marques de parfum), le mieux ne serait plus de dire moins pour signifier plus (figure de la litote, “ less is more “, comme le fait Volkswagen) mais de sortir complètement du jeu et de se situer ailleurs (déplacement métaphorique, “ be different “, “deviens ce que tu es” comme le proclamait Lacoste en plagiant Spinoza). Pour toutes ces marques, la normalité est un nouveau moyen de manifester leur différence, en aucun cas de refléter l’identité de leur clientèle. Le normal est devenu une singularité marketing dans un monde de surenchère. L’enjeu n’a pas varié : créer de la différenciation. Ainsi, par son parti-pris de “ real beauty “, la marque Dove déconstruit-elle la femme selon L’Oréal plutôt qu’elle ne réfléchit les différents aspects de la féminité d’aujourd’hui. Mac Do prend la défense de la diversité culturelle au moment où les filtrages invisibles qui profitent aux “ gens beaux et hype “ se multiplient dans les lieux branchés des villes, mais il n’y a aucun combat pour la réduction des inégalités sociales et culturelles. Avec l’organisation de leur anti-défilé qui a attiré plus d’un million de participants (que ne ferait-on pas pour tuer le temps et vivre fun !), les Galeries Lafayette sortent de l’imaginaire distant du Printemps, du Bon Marché, voire de H&M qui une fois par an choisit une égérie pour “ créer l’événement “ (Lagerfeld, Stella Mac Cartney, David Beckham…). Ainsi le paradigme de la différence continue-t-il de dominer les stratégies de ces marques. Puisque le territoire de la sublimation est devenu si encombré, il faut donc trouver l’expression de sa différence là où on ne l’a pas encore cherchée stratégiquement : du côté des gens normaux. On s’inspire ainsi de Vis ma vie, de Streap-Tease, de la télé-réalité, de Closer qui mitraille les culottes de cheval des actrices et les calvities naissantes des beaux gosses, et de toute autre mystification où le normal représenté n’est jamais rien d’autre que du vraisemblable mis en scène. Cette normalité-là n’est qu’un point sur le mapping des positionnements possibles dans le plan inchangé de la différenciation et de la séduction.

 

Cette différenciation inversée qui incruste des effets de réel dans le discours d’une marque – comme peut le faire une nappe graisseuse dans un roman de Balzac peut-elle susciter le désir de consommation, voire l’augmenter ? Sur le fond, la logique du désir formulée au début des années 1960 par René Girard[2], pour lequel tout désir est d’abord l’imitation du désir d’un autre, reste inchangée.  Certes, l’identification à des gens plus normaux et moins fantasmés est un paradoxe. Autrefois c’était le lot commun des marques-enseigne ou des petites marques qui n’avaient pas les moyens de se payer des mannequins célèbres comme peut le faire Nespresso avec George Clooney. Aujourd’hui, le parti-pris de normalité de la part des marques fortes qui veulent s’adresser au plus grand nombre reste une invitation à consommer plus. Elles s’adossent à l’imaginaire d’une vie plus libre et moins rêvée mais ne proposent jamais un idéal de consommation plus normal ni plus modeste : la révolution marketing n’aura pas lieu. Dove continue de vendre de la (real) “ beauty “ (au fait, ça veut dire quoi ?), Mac Do nous demande toujours de venir manger des big mac (en tongue ou pas, le big mac reste un big fat), et les Galeries Lafayette nous rabâchent leur mode vivante avec Jean-Paul Goude. On reste encore sous la règle du désir par rapport à l’autre, et toujours pas du désir pour soi.

 

Concluons par un dernier petit fait vrai : la photo officielle des deux derniers Présidents de la République. Celle de Nicolas Sarkozy avait été prise dans la bibliothèque dorée de l’Elysée par Philippe Warrin, photographe de la… Star Academy. Par contraste “ stratégique ”, celle de François Hollande a été faite en une demi-heure par Raymond Depardon, lequel a souhaité “ sortir des photos de campagne pour en faire une simple et naturelle “. Le résultat est saisissant : on dirait une photo d’amateur. Jolie mise en scène de la modestie ! Tout cela, finalement, est très “ normal “ et très “ naturel “.

[1] Antoine Houdard de la Motte, Fables nouvelles, 1719.

 

[2] Mensonge romantique et vérité romanesque (1961).