Des marques de tabac “neutres” ?

Article paru sur lalettredegalilee.fr le 29 septembre 2014 | Pierre-Louis Desprez

On a essayé de faire entendre que le Neutre ne correspondait pas forcément à l’image plate, foncièrement dépréciée qu’en a la Doxa, mais pouvait constituer une valeur forte, active.  » Roland Barthes, extrait de son cours au Collège de France sur le Neutre.

Cigarette2

Les paquets de cigarette neutres, sans logo, sans couleur, sans référence implicite aux images publicitaires, c’est la fin de l’opposition masculin/féminin utilisée par l’imaginaire publicitaire, la disparition d’un automatisme idéologique et dogmatique qui s’appelle la pensée binaire.

Mais c’est aussi l’ouverture vers un autre système de signes, reposant sur le désengagement, la retenue, l’absence de parti-pris, ce qui, bien loin d’empêcher l’expression de la marque et d’empiéter sur son espace privé comme ne manqueront pas de le souligner les juristes et les marketeurs formés dans le monde d’hier, lui ouvre un nouveau champ d’expression, l’opportunité d’une nouvelle manière de se positionner, et de se mettre en résonance avec le glissement actuel du « genre » dans les sociétés.

Ni masculin, ni féminin mais neutre, c’est-à-dire « autre » : le genre de la marque n’échappera pas au questionnement de ses évidences en apparence immuables ni à la mise en question des visions binaires que nous imposent, entre autres, la bière, le tabac, le parfum, à la différence par exemple de la musique ou de la mode, univers qui se sont mis depuis longtemps en écho avec les ruptures de nos modes de vie.

Paquet de cigarettes neutre, cela signifie-t-il que le travail de la marque est terminé ? La routine du marketing de la séduction, de celui qui fait « rêver », oui, du moins on peut le souhaiter ! Au lieu de nous engager tout court, que les marques de tabac nous engagent à fumer en conscience et en liberté, et non plus en séduction. Ce n’est pas la victoire de la raison sur la séduction, opposition binaire conflictuelle, mais un plaidoyer pour la détermination individuelle, fût-on au milieu d’un groupe de fumeurs qui exerce la pression sociale de la conformité.

Que la marque laisse aux autorités de santé le choix des images des cancers et celui des avertissements sur les risques de mort, mais qu’elle se préoccupe, elle, de nous laisser le choix, qu’elle compose avec notre liberté sans chercher à la manipuler. Demain, les plateformes des marques de tabac devraient toutes avoir une valeur en commun : le choix en conscience de sa consommation de tabac. Le paquet neutre contraindra les marques à sortir de la commodité derrière laquelle elles se sont jusqu’à présent réfugiées, à savoir « nous proposons, le consommateur dispose, il est libre de ses choix. » Cette assertion ressemble trop à la mauvaise foi.

Sortir du packaging qui est défendu comme un espace juridiquement privé, quitter les imaginaires du cow-boy, du chameau ou de la séduction est un défi pour les marques de tabac. Qu’elles profitent de cette décision qui anime les autorités de santé dans plusieurs pays au monde pour s’engager dans les réalités au lieu de chercher à nous  » engager  » tout court : par exemple, comment éduquer des jeunes adolescents au tabac ? Quelle nouvelle consommation de cigarettes proposer ? Quel usage honnête des recherches sur les addictions les marques peuvent-elles faire ?

Le paquet neutre va susciter les débats et soulever de nombreux combats. Que les marques de tabac profitent de l’occasion pour explorer de nouveaux possibles et ne fassent pas des tirs de barrage par du lobbying, des procès ou de la menace sociale… Qu’elles imaginent ce qui pourrait être un usage librement choisi de la cigarette et qu’elles contribuent aux recherches sur l’addiction pour en tirer des conséquences. Ce serait peut-être la fin des budgets sur les codes couleurs et le début de ceux sur la conscience.

Quitte à rêver, je préfère ce rêve d’une humanité qui fume autrement à la domination des marques qui, paraît-il, font rêver.