Faut-il jouer pour s’accomplir? Les « kidultes » en marche.

Le marché des jeux et jouets se développe de plus en plus grâce aux consommateurs adultes. Pour autant, le terme marketing « kidulte » est mal reçu

Le marché des jeux et jouets pour adultes représente 30 % des ventes de jouets en France et est en croissance de 7 %, au sein d’un marché global en baisse de 5 %.
Le terme « kidulte » est mal perçu par les acheteurs adultes de jeux et jouets, qui considèrent leur pratique comme une passion sérieuse. Ils n’apprécient pas d’être assimilés à une catégorie marketing.
Ces consommateurs exigeants, qui dépensent parfois beaucoup d’argent dans leur passion, sont conscients de la valeur des choses. Le marché espère se développer en ciblant les parents, qui représentent un vivier encore sous-exploité.

Loin des coffrets de la Pat’Patrouille et autres figurines Superwings, 30 % des achats de jouets en France sont destinés aux plus de 12 ans, les fameux « kidultes ». Bruno Bokanowski, directeur de la filière Jouets et Jeux d’Infopro Digital, y voit une locomotive : comptez une hausse de 7 % des ventes sur le secteur « kidulte », dans un marché en baisse de 5 %. « Il y a eu un vrai boom à la suite des confinements, où la population était privée de cinémas, de restaurations, de sortie, et où le jouet s’est retrouvé sans concurrence. Mais contrairement aux prévisions, le marché n’a pas baissé après la fin du Covid, et continue d’être le levier de croissance », s’enthousiasme l’expert.

Parmi les nombreuses marques qui ont bien compris l’intérêt de ce marché, il y a Playmobil, qui fête ses 50 ans en ressortant des boîtes « iconiques ». L’objectif affiché : faire jouer ensemble les générations avec des playmo qui sentent bon la nostalgie. L’année débute avec un chevalier doré, recréé à partir du moule original de 1974…

« Faire venir les parents grâce aux enfants et vice versa », c’est ça le truc, sourit Pierre-François Periquet, responsable communication Hasbro. L’enseigne a ainsi réussi un super coup en ressortant le jeu de figurines HeroQuest, un hit des années 1990. « Les adultes d’aujourd’hui l’ont acheté pour leurs enfants, par nostalgie, et aussi un peu pour eux… Mais ce sont les enfants qui y jouent et qui incitent ensuite les parents à acheter les extensions du jeu ! » Et boum, jackpot. Le jeu multiplie les nouvelles sorties et s’étoffe considérablement.

« « On n’avait pas anticipé un tel succès. On aura bientôt fini de rééditer toutes les boîtes de jeu des années 1990, il reste Les sorciers de Morcar, qui est culte pour tout un tas de joueurs. Et pour la suite on travaille à des inédits… » »

Mais le marché « kidulte », ce ne sont pas que des parents. « On a beaucoup de joueurs qui sont en fait collectionneurs et sont très exigeants, constate Pierre-François Periquet. Le jeu est cher, plus de 100 euros la boîte de base. Et il y a une dimension modélisme. On peut aussi inventer ses propres quêtes. Il y a un fandom qui s’est développé, des réseaux, des groupes autonomes autour du jeu. C’est pour ça que le terme “kidulte” ne plaît pas trop à ces joueurs… »
Qui tu traites de « kidulte » ?

Quand on interroge Stéphanie Grillon, directrice Marketing de Ravensburger, sur le concept de « kidulte », au beau milieu du Festival international des Jeux, à Cannes, elle regarde anxieusement par-dessus son épaule en rigolant : « Ce n’est pas moi qui ai dit le mot, hein ? » A l’instar du nom de Voldemort, le terme « kidulte » ne se prononce pas quand on est en compagnie d’adultes passionnés de jeux et jouets. « C’est vexant et idiot, tranche Elodie, une festivalière experte en jeux de cartes. C’est vraiment ne rien connaître à notre passion. Il y a une profondeur, une richesse, un patrimoine… Quand je joue, je ne fais pas du tout appel à l’enfant qui sommeille en moi, ou je ne sais quelle connerie. Je suis responsable, mes achats sont réfléchis, et ma pratique du jeu est complexe. »

Pierre-François Periquet comprend cet agacement : « Le terme “kidulte” est utilisé en marketing pour définir un marché que votre interlocuteur ne connaît pas. Mais c’est impropre. Soit on achète pour un enfant, soit on achète en tant qu’adulte, le concept marketing fourre-tout est vexant. »
Je ne suis pas une catégorie marketing, je suis un homme liiiibre

« « Dans notre société actuelle qui exalte la singularité, le développement de soi et l’émancipation, appartenir à un groupe, et a fortiori à une communauté marketing, reste perçu comme une insulte », pointe Pierre-Louis Desprez, directeur général de Kaos, cabinet spécialisé en marketing. »

D’autant que derrière « kidulte » se cachent des jouets souvent pas du tout destinés aux enfants (oui, les Legos à 15.000 pièces c’est à vous qu’on pense…). « Ce terme de grand enfant déplaît donc, car il est trop simpliste, poursuit le spécialiste. Ce n’est pas redevenir un enfant mais réaffirmer une part d’enfance dans ses goûts et ses envies bien adultes et matures. On est plus dans le développement personnel et l’accomplissement que la régression enfantine aux yeux de ce public. »
Les acheteurs adultes de jeux et jouets ne se retrouvent pas dans le terme marketing « kidulte »
Les acheteurs adultes de jeux et jouets ne se retrouvent pas dans le terme marketing « kidulte » - BNF-Playmobil – Montage Canva

Pour Bruno Bokanowski, « comme tout marché en pleine expansion, les plus anciens se sentent parfois déboussolés face à la tendance. Les fans du Seigneur des anneaux ou de Star Wars qui vont collectionner des jouets de ces univers vont aussi avoir des t-shirts, des mugs et des non-jeux. Ils ne se retrouvent pas dans cette vision du ”kidulte” qui ne fait que jouer et s’amuser. Eux sont des fans, des collectionneurs. »
Des achats gérés en adulte

Le succès des figurines Funko Pop illustre cette pratique, qui a atteint son paroxysme avec les boîtes de Lego « Ultimate Collector Series » dédiées à l’univers Star Wars. Il n’est pas question de « jouer » avec ces boîtes de Lego là, dont les prix dépassent allègrement les 500 euros et qui sont livrées avec un support de présentation, et ornées d’une plaque descriptive. « Ces clients sont précieux et exigeants », prévient Stéphanie Grillon, qui accompagne pour Ravensburger le développement du jeu de cartes à collectionner Lorcana.

« « Il ne faut surtout pas les prendre pour des imbéciles ou des vaches à lait. Chaque sortie doit être très qualitative parce que, contrairement aux enfants, ils connaissent la valeur des choses. » »

Un argument qui fait mouche chez Noé, expert du jeu de cartes Magic et qui louche sur l’univers Disney des cartes Lorcana avec un regard d’antiquaire suspicieux. « Quand je me lance dans une collection, je peux dépenser beaucoup d’argent mais il faut qu’il y ait une profondeur et une proposition originale du jeu, que le marché soit intéressant aussi. » Ce prof de 41 ans ne voit pas où est le problème de dépenser 500 euros par mois en jeux et jouets.

« Allez-vous blâmer un amateur d’opéra qui achète sa place 150 euros ? Où un gastronome qui se paye un trois-étoiles ? Le jeu est une pratique culturelle, qui peut avoir un coût. Chacun dépense selon ses moyens et ses envies, il n’y a pas de jugement à porter là-dessus. » »

Un marché qui n’a pas fini sa croissance

Si ces consommateurs se disent sages et mûrs, le marché du « kidulte », déjà porteur, n’est lui pas encore pleinement arrivé à maturité. Avec un « réarmement démographique » qui patine toujours autant, le manque à gagner des couches-culottes a poussé le marché du jouet à sortir la calculette.

« Il n’y a plus que 678.000 naissances par an, mais ça fait toujours 678.000 x 2 parents, constate Bruno Bokanowski. Soit un cœur de cible beaucoup plus vaste quand on se tourne vers l’adulte. » Alors si vous trouvez le terme « kidulte » un poil rabaissant ou caricatural, nommez-vous « sauveurs du jouet », c’est plus flatteur.

Article publié le 22/03/2024 par Jean-Loups Delmas, 20 Minutes, https://www.20minutes.fr/tempo/4082557-20240322-pourquoi-traiter-quelqu-kidulte-insulte