L’optimisme, faute de mieux.

Crisis ? What crisis ? C’est sous ce titre que sortit en 1975, sur fond de double choc pétrolier, un album de Supertramp caractérisé par une étrange pochette : un homme en maillot de bains, seul, bronzant sous un parasol orange. Près de lui il y avait une radio, une table design avec un verre ressemblant à un coca rondelle et un magazine. A l’arrière-plan, un paysage tout gris, des maisonnettes collées les unes aux autres, des usines, des centrales électriques, des dizaines de cheminées crachant leurs fumées dans le ciel. Cet homme apparaissait dans sa capacité à mettre de la couleur dans la grisaille du monde industriel, avec la musique comme viatique et son monde devenu intérieur, définitivement. Quarante ans plus tard il reste de cette pochette une idée, intacte : à chacun de façonner sa bulle pour supporter le monde et vivre sa vie, ce qui est le propre de notre optimisme contemporain. Comment en est-on arrivé à cette nouvelle forme de paradis artificiel ? Pourquoi, pour vivre mieux, faut-il se raconter une histoire ?

 

Notre civilisation s’est construite sur la promesse eschatologique de la religion. Pour des générations le salut devait advenir dans une autre vie. Les actions humaines prenaient leur sens moral par rapport à cet horizon meilleur et différé dans l’au-delà.

Mais Dieu mourut. Il mourut même en Allemagne, sous la plume de Nietzsche, en pleine suprématie bismarckienne, face à la force de la machine et du Mark qui devaient assurer l’unification de l’Empire. Avec lui disparut la mythologie d’une existence récompensée après la vie sur terre. L’individu fut sommé de construire par sa volonté propre des valeurs afin de s’adapter à ce siècle de fer. En même temps qu’il s’essayait à construire cet homme nouveau on lui proposa un divan, pour l’aider à curer ses angoisses existentielles et surmonter les intermittences de la confiance en soi. Mais deux guerres vinrent terrasser les projets des surhommes qui avaient surgi de tous côtés.

 

Les constructions politiques prirent le relai de la métaphysique incertaine et de la puissance aveugle de la volonté. Apparurent alors les Real-Politik, en prise directe avec l’époque : d’un côté le marché, de l’autre la planification. A l’Est comme à l’Ouest la promesse était forte : le grand soir adviendrait après une journée de lutte intense et solidaire, ou bien chacun profiterait du progrès durant son vivant.

De chaque côté le temps long fut ainsi ramené à l’échelle de nos vies. Un Président américain promit même la lune durant sa mandature ! En quelques années seulement on foulerait le sol de l’astre sur lequel les hommes avaient si longtemps projeté leurs interrogations scientifiques et philosophiques, leurs superstitions et leurs sentiments romantiques. Il suffisait de définir une ambition non plus métaphysique ni idéologique mais technique, d’y mettre les moyens, de fixer un plan de marche et d’entrer dans la compétition de qui réussirait le premier entre Khrouchtchev et Kennedy.

 

Ce raccourcissement du terme – de l’au-delà au quotidien – modifia simultanément notre représentation du bonheur : on le voulut ici et maintenant. L’impératif à jouir sans entraves, écrit sur les murs de 68, devint l’objectif de toute vie. Les délais entre le désir et sa satisfaction ne cessèrent de diminuer, au point d’en devenir quotidiens. Le bonheur perdit son statut intimidant pour faire place à une posture individuelle : l’optimisme comme état d’esprit permanent était né. Fabriquée de façon autonome par chacun d’entre nous, cette nouvelle philosophie de vie dans laquelle nous continuons d’évoluer s’imposa : puisque nous sommes seuls, sans utopie ni grand projet, cherchons le côté positif des choses, sublimons l’instant !

L’homme de Supertramp – appelons-le ” l’homme nouveau ” -, c’était donc l’optimiste. Comme sur une pochette de disque, il est capable de convertir le mauvais en meilleur, l’accident en opportunité et la crise en innovations. L’optimisme, c’est ce qui nous reste de l’espérance après que le rêve des grands lendemains a fait faillite.

 

Depuis longtemps les marques ont perçu la précarité de cet optimisme que le temps peut émousser. Elles en sont devenues l’allié au fur et à mesure qu’elles ont pris conscience de leur pouvoir émotionnel sur les individus. Sous leur emprise, la joie de consommer a donc remplacé le simple besoin, l’achat est devenu une expérience. En 1988 Carrefour lança son ” je positive ! ” : ainsi un slogan commercial nous sert-il de méthode Coué dans un environnement mondial qui va de crise en crise. Au point que toute expression formulée négativement, sous la pression des ficelles de la communication manipulatoire, est rejetée et doit être traduite en positive-langue. Le cas le plus emblématique est celui de Coca-Cola, la marque de toutes les marques qui vend plus d’un milliard de bouteilles chaque jour. Depuis quelques années sa communication globale a été repositionnée autour du bonheur : ” Open happiness “, ” Ouvre du bonheur, ouvre du Coca-Cola “, ” The happiness factory” etc. Aboutissement logique d’une saga commencée avec le Père Noël et dont le précédent slogan contenait en creux une définition de l’optimisme : ” Coke side of life “. Le bonheur se produit comme on remplit une canette : on en pleurerait presque… de joie, pour parler comme Perrier après l’incident du benzène découvert dans des bouteilles vendues sur le marché américain.

On ne compte plus par ailleurs les logos qui arborent un sourire, tels ceux de Amazon et des très sérieuses entreprises comme Laser, Pages Jaunes et Kraft, ni les programmes de ” fid’ ” qui attribuent des Smiles à la pelle ni les campagnes qui vendent le bonheur des individus au Club ou celui des chiens avec Friskies. Ronald, le clown de McDonald’s, associé à Happy meal dès 1963, ne se doutait pas qu’il aurait une postérité aussi nombreuse. On pourrait remonter encore plus loin dans le temps, vers Dale Carnegie et sa méthode pour se faire des amis, ou vers la naissance du storytelling à l’américaine lorsque les prospectus vantaient la transformation miraculeuse des individus préférant une marque à une autre. Tel ce cri de joie pour promouvoir, dès 1926, les leçons de piano par correspondance de l’U.S. School of Music : “ They laughed when I sat down at the piano — but when I started to play “.

 

L’optimisme est devenu le territoire de prédilection des love brands et de toutes celles qui prétendent nous aspirer au-dessus de la transaction marchande. Elles se sont appropriées les deux émotions humaines les plus compatibles avec leur projet d’enjoyment : la joie et la surprise. De fait, c’est la recette de l’optimisme : se surprendre soi-même et son entourage en transformant en petites joies les événements quotidiens. Et Dieu sait si, dans cette Europe actuellement déprimée, il est besoin de transformer la boue en or ! C’est le paradoxe final : pires sont les nouvelles du monde extérieur, plus lourd devient le travail intérieur de l’optimiste, et plus les marques peuvent l’aider en jouant leur rôle de cosmétisation. Voilà au moins un marché en croissance, celui de l’optimisme… par défaut.