Qui fait l’éthique de la nouvelle médecine?

Jusqu’à présent la promesse de produire un nouvel homme relevait du politique. Mais aucune tyrannie, aucun régime totalitaire, aucune idéologie politique n’a été capable de faire advenir l’homme nouveau qui était promis. Un autre acteur est en train de s’en charger : le médecin.

 

Le politique a échoué à créer une nouvelle société, un nouveau collectif où le vivre ensemble serait vraiment meilleur. Le médecin est en train de confectionner un biologique individuel qu’il rend plus robuste et moins mortel. A ce jour il nous a donc été plus facile de modifier la vie de chacun que la vie des sociétés, plus facile de cloner que d’éradiquer la pauvreté. Faire mourir la mort reste le fantasme universel le plus engageant.

 

Sous nos yeux les centenaires se multiplient, certains scientifiques nous promettent même une vie jusque 150 ans et plus. Avec les xénogreffes un homme peut recevoir des souches de cellules animales, porcs ou autres. On pourrait encore citer la greffe du coeur artificiel, les prothèses intelligentes, les réparations chirurgicales qui tiennent du prodige etc. Chaque jour des communiqués d’équipes scientifiques sur des “premières mondiales” débordent les cadres éthiques en place et interrogent nos interdits moraux ou religieux, nos lois, nos convictions culturelles.

 

Mais si le biologique est source d’innovations continues, l’humain, lui, n’avance pas au même rythme.

 

L’humain, c’est mettre de la conscience sur les objets, les corps, les expériences vécues, soi-même, les relations aux autres : quelle vie offrons-nous aux enfants nés d’une mère porteuse? Quelle vieillesse offrons-nous aux ultra-vieillards? De quelle vie sommes-nous en train de faire rêver les uns et les autres? Le biologique n’est pas tout, il faut une éthique individuelle et collective pour vivre avec ces corps nouveaux, rafistolés, hybrides, fabriqués artificiellement et non plus seulement conçus “naturellement”. La question de la vie en société resurgit derrière cette profusion d’innovations scientifiques : à quoi cela sert-il de vivre au-delà de 100 ans si c’est pour affronter une solitude plus grande, une absence de liens plus angoissante? A qui la médecine “googlisée” est-elle réservée quand sur certains continents des personnes meurent à chaque instant de pauvreté et de dénuement? Au-delà du biologique, faire progresser le vivant c’est aussi faire progresser l’humain, c’est-à-dire l’idée qu’on se fait de l’homme et des hommes tous ensemble.

 

La médecine améliore, voire invente un biologique qui n’est qu’une partie de la vie à côté de l’humain. Et biologique et humain ne sont pas nécessairement raccord : on le voit à travers les conflits autour de l’euthanasie, de la PMA, des mères porteuses etc. Le médecin est au coeur de ces tensions qui peuvent être incompatibles entre elles en raison des lois en vigueur, des valeurs, des cultures, des religions. Plus le scientifique produira d’innovations biologiques, plus l’humain le questionnera. Quelles en sont les opportunités et les risques?

 

La meilleure opportunité sera de continuer de repousser la maladie, de mourir bien portant ou tant s’en faut. Le serment d’Hippocrate, sur ce point, est inchangé. Cela s’inscrit dans la tradition du progrès médical.

 

Le risque c’est de faire du médecin le héros des temps à venir, avec le danger qu’il se focalise sur le biologique et oublie l’humain. Mais le pire serait aussi des scientifiques qui trouvent et des éthiciens qui freinent au nom des lois morales et sociales d’hier, ce qui aboutirait à une nouvelle querelle stérile entre anciens et modernes, et peut-être même dans certaines régions du monde à de nouvelles formes de violence.

 

Derrière ce risque c’est la question de l’élaboration de la bioéthique qui est posée, en particulier en France. Aujourd’hui on réunit des experts, des philosophes, des “sachants”; on les consulte, on leur demande de nous éclairer. Fort bien ! Savoir penser l’impensé n’est pas si simple, leur talent est requis. Mais on pourrait aussi demander aux citoyens ce qu’ils en pensent. Sauf que notre système politique, notre intelligentsia n’aiment pas l’opinion des citoyens. On préfère demander à des sommités de penser pour les autres en taxant de démagogie l’appel au peuple. A l’heure du 2.0, cela devient particulièrement obsolète.

 

Il faut une éthique des temps actuels, référendaire, locale, combinant “la sagesse des foules[1]” et les avis des meilleurs esprits du monde entier. Le peuple n’a pas plus de sagesse que les philosophes, ni moins. Il n’est pas non plus écrit que les décisions collaboratives, voire celles issues d’un vote, soient moins pertinentes pour résoudre des problèmes complexes que la décision de quelques-uns, fussent-ils experts reconnus.

 

Cette éthique collaborative supposerait de respecter quelques conditions :

– accéder tous à une information non biaisée, sans induire les réponses au nom d’un passé politique, d’une “histoire” culturelle ou d’une religion; par exemple que doit l’homme à l’animal dans les xénogreffes?

– diversifier la foule elle-même, pour mélanger les convictions et les parti-pris: le melting-pot français, la diversité de ses cultures est en soi une valeur intéressante pour multiplier les points de vue;

– donner du poids au local : il suffit de passer quelques jours sur la Côte d’Azur et d’y constater empiriquement une moyenne d’âge supérieure à celle de la métropose lilloise pour imaginer que la question de l’euthanasie n’y serait pas débattue de la même façon;

– exposer les grandes options possibles, faire des scénarios qui ne soient pas que catastrophe;

– écouter des points de vue étrangers, venant d’autres pays, d’autres cultures.

 

Je finirai par une confidence personnelle : durant mes vacances en Provence, mes voisins de village étaient un couple d’homosexuels anglais avec leur petite fille de 10 mois procréée grâce au sperme de l’un des deux parents et portée par une mère anonyme. La confrontation à cette altérité a plus interrogé mes propres convictions sur le biologique et l’humain qu’un débat théorique sur l’éthique.

 

C’est la force du vivant d’avancer plus vite que nos consciences. Rattrapons le sans le freiner et pensons le ensemble. Qu’est-ce que l’homme? reste la question essentielle, si philosophique et en même temps si concrète.

[1] Référence à l’ouvrage de James Surowiecki (JC Lattès, 2008).